Dol de Bretagne. Samedi 29 mai 2010. 9H15.

Arsène Jacob sort de chez lui pour se rendre à son travail à Saint Malo.

Dehors, vent et crachin breton. Une atmosphère de grisaille.

A l'image de ma vie , pensa-t-il. Une vie grise et terne, où il ne se passe rien.

Rien d'extraordinaire. Rien qui mériterait d'en faire un livre. Routinière, ma vie est routinière !

Il s'engagea dans la rue de la gare qu'il avait déjà empruntée des centaines de fois.

Le regard intérieur fixé sur son vide existentiel, il ne jetait qu'un oeil distrait sur cette rue qu'il connaissait par coeur.

A 9h22, il dépassa la salle dite du chalet. En ce samedi 29 mai 2010, à 9h23, ses yeux aperçurent un détail qu'il n'avait jamais remarqué dans cette rue pourtant si familière.

Sur un pan de mur gris et terne, sans attrait particulier, il venait de découvrir une plaque émaillée, rectangulaire et blanche, avec une inscription en bleu dessus :


Ici, le 18 avril 1891,

il ne se passa

strictement

RIEN


Arsène se figea sur place, absorbé par la contemplation de cette plaque énigmatique, surréaliste.

Je suis passé plusieurs centaines de fois ici et je n'ai jamais vu cette plaque!

Mais qui donc a écrit ce texte et a eu la volonté de le donner à lire pour les siècles à venir ?

Il en savoura l'humour. Et quel humour! Un humour qui le touchait particulièrement.

Par ces quelques mots, cet auteur inconnu, il y a 119 ans, avait décrit parfaitement sa propre vie à lui, Arsène, citadin Dolois du 21ème siècle. Une vie où il ne se passait strictement rien. Une vie grise et terne comme ce mur où cette plaque était fixée, miroir intime de son âme.

Comment puis-je être si hypnotisé par la fadeur des choses au point d'être aveugle sur les détails qui enrichissent la vie et la rendent joyeuse?

Il se remit en route vers la gare.

La glace de son cerveau congelé par ses habitudes d'existence trop routinières commençait à fondre.

Tandis qu'il marchait, l'eau de ses pensées s'était remise à couler tel le ru naissant et prometteur d'une source bienfaisante et rafraîchissante.

Il se rappela cette exposition à Cancale sur le thème de la Rose. Il avait pu y admirer les tableaux colorés de trois peintres différents. Détail frappant: un des artistes avait choisi délibérément de ne peindre que des épines alors que les deux autres avaient mis l'accent sur les robes bombées aux couleurs chatoyantes.

Il réalisa que jusqu'à présent, comme un aveugle, il n'avait vu de l'existence que le côté épineux, le côté soucis et problèmes. Il en avait oublié de contempler le côté pétale colorée de la vie. Il n'avait pas pris le temps de respirer le côté parfumé et enivrant de l'existence.

Il se rappela aussi cette histoire d'une famille qui voulait quitter l'Europe pour les Etats-Unis, ayant travaillé dur pour mettre suffisamment d'argent de côté. Ils embarquèrent sur un navire pour traverser l'Atlantique. Ils avaient fait provision de fromage et de biscuits afin de se nourrir le temps du voyage. Alors que les jours et les semaines passaient, ils restèrent confinés dans leur petite cabine, mangeant leurs maigres provisions, alors qu'ils entendaient dans les couloirs les pas et les rires des autres passagers qui se rendaient à la salle des banquets.

La dernière nuit de leur long périple maritime, le capitaine annonca que le bateau accosterait le lendemain aux Etats-Unis. Le père décida de fêter cela en conduisant sa famille à la salle des banquets, dans laquelle tous les passagers avaient mangé pendant les trois semaines précédentes.

Il s'approcha du capitaine et lui demanda le prix du repas. Le capitaine le regarda avec surprise et lui dit: Vous voulez dire que vous n'avez jamais mangé ici? Mais ces repas sont compris dans le prix des billets du voyage!

Arsène se vit dans la peau de cet homme confiné dans sa cabine et passant à côté du bonheur pourtant à sa portée. Il réalisa que la vie qu'il avait mené jusqu'à présent était une vie au rabais.

Il eut alors une vision en son esprit, celle d'une abeille très occupée à puiser le suc de chaque fleur qu'elle rencontrait sur son chemin.

Comment ai-je pu me priver de tout le suc gratuitement à ma portée à extraire du bonheur des choses simples?

Il était entré maintenant à l'intérieur de la gare et il prit place dans la queue des voyageurs qui piétinaient devant le guichetier pour acheter leur billet.

Une autre histoire s'infusa dans son esprit. Celle d'un homme rusé qui avait trompé son père et volé à son frère la bénédiction paternelle. Il s'était enfui car il craignait d'être tué par son frère, habile chasseur. Cette histoire, celle de Jacob et de son frère Esaü, fut écrite il y a plusieurs milliers d'années. Le récit biblique dit que « Jacob arriva dans un lieu, où il passa la nuit, car le soleil était couché. Il y prit une pierre dont il fit son chevet et il se coucha dans ce lieu-là.

Ce lieu n'avait pas de nom particulier, c'était un lieu anodin, avec une simple pierre. Arsène repensa à cette rue menant à la gare, si banale, à l'image de sa vie jusqu'au moment où il s'était arrêté devant cette inscription sur la plaque.

Jacob eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel.

Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. Et voici, l'Eternel se tenait au dessus d'elle, et il dit: Je suis l'Eternel, le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donnerai à toi et à ta postérité. Ta postérité sera comme la poussière de la terre, tu t'étendras à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité. Voici, je suis avec toi, et je te garderai partout où tu iras,

et je te ramènerai dans ce pays, car je ne t'abandonnerai point, que je n'exécutes ce que je te dis.

Jacob s'éveilla de son sommeil, et il dit: certainement, l'Eternel était en ce lieu, et moi, je ne le savais pas! Il eût peur, et dit: Que ce lieu est redoutable! C'est ici la maison de Dieu, c'est ici la porte des cieux!

Arsène Jacob se vit dans la peau de son lointain homonyme. Il le savait maintenant, cette plaque et son inscription étaient à l'origine d'un changement profond de sa mentalité, et de sa perception spirituelle de l'existence. Cette plaque et son inscription jouait pour lui le même rôle que cette vision d'échelle et d'anges pour Jacob. Certainement, l'Eternel avait planté son échelle rue de la gare à Dol de Bretagne, et lui, Arsène, n'en avait jamais eu conscience.

Arsène Jacob savait qu'il lui serait impossible de vivre comme auparavant.

A 10h01, les portes du TER s'ouvrirent avec fracas. Les passagers commençaient à en descendre.

Devant Arsène Jacob, une dame agée mesurait avec appréhension l'effort à faire pour descendre la marche du train. Arsène Jacob lui proposa de l'aide.

Oh! Je veux bien! Car j'ai vraiment mal à mon dos.

Aidée par ce bienfaiteur providentiel, elle put atterrir sur le quai, comme un papillon, en douceur.

Une pensée forte, puissante, prononcée il y a vingt siècles, traversa en écho l'esprit d'Arsène Jacob et se fit entendre au travers de sa voix: Au nom de Jésus-Christ, soyez guérie!...



En ce samedi 29 mai 2010, à 10h30, en sortant de la gare de Saint Malo, pour Arsène Jacob, c'en était fini du train-train habituel.

C'est décidé, terminée la non-vie au bureau! Je vais m'embarquer sur un bateau. Et pas question de me contenter du fromage et des biscuits!

Arsène Jacob avait maintenant tant à vivre, tant à découvrir, et tant à donner!

Epilogue: C'est en Espagne que j'ai eu la joie de faire la connaissance d'Arsène Jacob. Il m'a raconté son saisissant récit sur une petite place de Barcelone autour d'une table « sangria et tapas ».

Depuis, j'ai fait des recherches sur cette fameuse plaque à l'origine de la métamorphose de vie de cet ami devenu si précieux pour moi. J'ai ainsi appris que cette plaque visible sur un mur à Dol de Bretagne n'est pas unique. En effet, on a pu en voir de semblables dans les villes du Havre, de Lourmain...

Même si Arsène a cru à l'authenticité historique de cette inscription alors qu'elle n'était qu'humoristique, celle-ci servit de catalyseur pour lui donner d'abandonner sa vie de routine.

Pourquoi l'auteur de cette inscription a t-il choisi le 18 avril 1891 ?

Ce qui est marquant en cette journée lointaine, c'est de savoir qu'un autre poète, fort célèbre celui-là, n'est pas loin de vivre ses derniers mois de voyage sur terre. Dans une lettre adressée à sa mère, on peut apprendre que Rimbaud fait son dernier voyage, après avoir loué une douzaine de porteurs. Il est malade et vient d'être amputé d'une jambe. Puis il rentrera à Marseille où il va mourir. Curieux destin pour le poète adolescent devenu à l'âge adulte aventurier, trafiquants d'armes, trafiquants d'esclaves!

Que Dieu garde en sa sagesse Arsène Jacob, ex-prisonnier d'une vie routinière devenu poète, albatros aux ailes déployées au dessus des quatre continents.


Auteur : Jean-Luc Rolland

Photo et nouvelle extraits de mon livre :

" Goûter à la beauté imprévue de l'instant "

( dépôt légal : janvier 2011 )