J'ai toujours habité ici.

Mon corps s'accorde la volupté de s'étirer dans la ville, de se déhancher dans les rues sinueuses, de s'abandonner quelques minutes sur un banc. Il vole au dessus des toits quand le soir descend, frôle le Tage et ses odeurs de mauvaise marée, pont suspendu de mes bras. Il se glisse dans les bars sans s'arrêter vraiment, à peine quelques gorgées de bière ou de coca, mouvement souple du tissu de ma robe, grincement des corps accrochés au zinc.Mon corps rougit sous le soleil du début d'après-midi et fond sous le vent soufflant du fleuve, il s'expose aux sifflements des oiseaux aux fenêtres, des ouvriers des pavés, il s'étale praça do Comercio, dégouline aux pieds des mouettes qui viennent le déchirer à coups de becs.


J'ai toujours habité ici.

Mes cheveux se heurtent aux cahots des trams, aux appareils photos des touristes, aux lunettes immenses des filles qui ont 20 ans et ne savent que cela, aux grands-mères qui connaissent par coeur les tremblements de leurs jambes raides parcourues des rues-veines. Mes yeux avancent en chat dans l'Alfama, se plissent de plaisir au miroitement des eaux, au miroitement du vin. Sous mes doigts l'empreinte des azulejos dessine de nouvelles lignes de vie, nouvelle cartographie de mon destin de faïence.

Je ne sais pas si j'ai toujours habité ici.

Autour de mon cou, la brume du matin s'enroule en écharpe. Le chant des oiseaux, celui-là même qui célébrait mon corps se mêle aux bruits de la circulation pour inventer le jazz tressautant à mon oreille. Les pavés m'invitent à une marelle folle, mes pieds s'y perdent, s'y cognent, mes talons, le fragile de ma cheville là, s'arrimant aux montées, aux descentes, s'enfonçant à loisir dans les interstices. Mes veines se font rails de tramway, hé oui grand-mère, sur mes cuisses, et font glisser dans leur course folle l'electrico 28 jusqu'à mon coeur.

Ai-je toujours habité ici ?

Mon coeur bat là, au rythme des rideaux blancs se balançant, jouant avec le morceau de Tage et de ciel bleu, toile parfaite de la fenêtre découpant le paysage en morceaux de bonheur. Au bout de mes doigts palpite une musique que je n'ai jamais entendue, l'odeur qui viendra n'a pas de nom, sauf celui que j'inventerai pour elle. La vague est déjà partie, mais le vin est bon.

J'ai toujours habité ici.