Dans sa bouche, les mots se bousculent comme les bons films dans sa filmographie (Naissance des pieuvres, L’Apollonide, Suzanne, Les Combattants, Les Ogres…).Adèle Haenel est une actrice pressée.A27 ans, elle a déjà accroché un Téchiné (L’Homme qu’on aimait trop dans lequel elle jouait Agnès Le Roux), un César (du second rôle pour Suzanne) et un Dardenne à son palmarès. Dans La Fille inconnue elle campe Jenny, une jeune médecin qui s’en veut de ne pas avoir ouvert la porte de son cabinet à une inconnue qui y sonnait après l’heure de fermeture et qu’on a retrouvée morte le lendemain sur un quai. Obsédée par le remords, Jenny va tout faire pour identifier la malheureuse et lui permettre d’avoir une sépulture décente. À l’écouter parler du film on comprend que les scrupules de cette fille ne lui sont pas inconnus…
Tourner avec les frères Dardenne c’était un rêve?
Pas un rêve, non, parce que dans ma tête, ce n’était pas même pas envisageable.J’ai grandi avec leurs films, c’est comme si on m’avait dit : « Tu vas faire le Roi Lion »! (rires).C’était plutôt une chance incroyable.
Comment présenteriez-vous Jenny, votre personnage?
Comme quelqu’un qui se réveille, qui ouvre les yeux et vois le monde tel qu’il est. L’événement fortuit auquel elle est confrontée chamboule ses plans de vie et l’image qu’elle avait d’elle…
Pouvez-vous vous reconnaître en elle?
Non, parce que je suis née en colère et énervée.Je fais attention quand j’en parle parce que ça peut ressembler à une posture et virer la farce mais le monde dans lequel on vit me révolte : trop de laissés pour compte, un blocage terrifiant de la mobilité sociale, une stigamtisation de la pauvreté.On vit dans ce monde comme si c’était normal que des milliers de migrants disparaissent en mer, que de plus en plus d’ enfants vivent dans la rue… Se sentir responsable c’est un peu la moindre des choses, non?
C’est un peu le thème du film…
Oui, ça oblige à réfléchir à ce qu’on fait ou pas.Le risque qui nous guette tous, c’est de s’endormir en se disant « C’est pas ma faute, je n’y peux rien ».
Un rôle marquant, donc?
Je me méfie aussi du fameux « rôle dont on ne peut pas se défaire ».Je ne sais pas ce que c’est. Mais c’est vrai qu’actrice c’est pas clean.Ca oblige à donner quelque chose d’intime, de sa vie de son énergie.Celui-là, j’y suis allé comme les autres avec naïveté et sérieux, ce qui va ensemble selon moi. Je me suis beaucoup attaché aux gestes de la pratique médicale : comment on enfile les gants, comment on pique, je me suis intéressée au fonctionnement du stéthoscope. Je suis un peu obsédée par les détails techniques, mais ça permet de se concentrer sur le jeu ensuite.C’est là que le vrai travail commence.
Comment choisissez-vous vos rôles?
Il doit y avoir comme une évidence.Si je dois chercher des raisons de le faire, je ne le fais pas. J’aime le cinéma qui assume sa fragilité, son ancrage dans le présent.Je ne crois pas au grand œuvre. Si le dialogue entre le film et l’époque est pertinent, il passera peut-être à la postérité.Sinon, ce n’est pas grave.
Tourner à l’étranger vous tenterait?
Pas pour dire que je l’ai fait.C’est sûr qu’on ne va pas me proposer Tomb Raider en France, mais je trouve bizarre de vouloir faire à tout prix l’ablation de ses racines.Il y a comme un truc de neutralisation qui me dérange dans le fait de partir travailler ailleurs que chez soi.
Et passer à la réalisation?
Je suis déjà assez anxieuse comme ça sur un plateau.Réaliser ça doit multiplier le stress par dix. Pour l’instant ça me suffit de permettre à d’autres de s’exprimer à travers moi.