Vers la fin du mois de mai, comme chaque année à pareille époque, mû par je ne sais quel réflexe pavlovien, j'ai ressorti la compilation MP3 d'une douzaine de CD de James Taylor, que j'ai glissée pour l'été dans le lecteur de l'autoradio. Elle tourne depuis sans discontinuer, au grand agacement des plus jeunes passagers, qui ne peuvent évidemment pas comprendre le lien qui nous unit depuis plus de trente ans à cette musique chaleureuse et sucrée, eux qui consomment les artistes comme des carambars.

Pour ma génération, James Taylor c'est la musique du soleil, de l'été, des siestes sous les arbres, des soirées à refaire le monde ou à flirter sur la terrasse éclairée par les photophores. C'est l'Amérique telle qu'on la rêvait à 15 ans, celle des plages californiennes, d'Hollywood Boulevard, de Malibu, des motels avec piscine bleue turquoise et des grands espaces en cinémascope.
Il y a certainement des artistes que j'ai plus admirés, ou qui ont plus profondément marqué ma vie. Mais peu que j'ai autant écoutés, avec tant de régularité. Cet homme-là, James Taylor, passait par le Nice Jazz Festival pour son unique concert français de l'été et était, me disait-on, tout à fait disposé à me rencontrer. Autant dire que je ne me suis pas fait prier. Je l'ai retrouvé sous la tente qui lui servait de loge, pour un entretien qui s'est prolongé bien au-delà du temps imparti, malgré l'heure avancée et l'imminence du concert à venir...
Évidemment, le grand jeune homme chevelu, beau et bronzé des pochettes de JT, Walking Man ou Mud Slide Slim que je gardais en mémoire, s'est depuis longtemps transformé en grand monsieur à lunettes et calvitie précoce, détail qui, curieusement, n'était jusque-là pas arrivé à faire son chemin dans mon cerveau primaire.
L'homme que j'ai rencontré ressemble donc plus à un professeur de littérature américaine ou à un médecin spécialiste (la profession de son père) qu'à un chanteur folk-rock. Il s'exprime avec beaucoup d'attention, en français, choisissant ses mots avec un visible plaisir : « Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours aimé parler français, confie-t-il. Par chance, ma femme est comme moi, de sorte qu'on le parle régulièrement à la maison. Surtout quand on ne veut pas que les enfants comprennent ! » (rires).

« Évite de mourir jeune »
Heureux père de famille presque rangé (ses jumeaux prénommés Henry et Rufus ont dix ans et l'accompagnent en tournée avec sa femme, qui est aussi l'une de ses choristes), James Taylor n'en est pas moins un survivant des « années drogue ». Revenu par miracle d'une addiction à l'héroïne et à l'alcool aussi longue et sévère (mais moins notoire) que celle de Keith Richards, James a connu toutes les phases de la dépression. Ce que l'on n'entend curieusement jamais dans ses chansons, invariablement tendres et mélodieuses, au pire légèrement voilées de mélancolie. Contrairement à nombre de ses confrères, le talent et la musique de "Sweet Baby James" semblent totalement immunisé contre la dépression et la défonce. Ainsi, au plus fort de ses années de dépendance, de 1968 à 1976, publie-t-il sept albums parfaits, couronnés de Grammys et vendus à plus de 40 millions d'exemplaires. Après un léger déclin, de la fin des années 70 au milieu des années 80, sa carrière connaît de nouveaux sommets, dès 1985 avec "That's Why I'm Here" et le bien nommé "Never Die Young" (Évite de mourir jeune).
Dans la foulée d'un album de reprises rock, folk et rhythm'n'blues ("Covers") unanimement salué comme un nouveau sommet de sa longue discographie, James Taylor a entamé cette année une nouvelle tournée mondiale, avec un groupe de 7 musiciens et choristes chevronnés, parmi lesquels Steve Gadd, le batteur des stars. Sa voix immédiatement reconnaissable, au timbre country inaltérable, et sa musique toujours swinguante continuent d'avoir des effets stupéfiants sur ceux qui viennent l'écouter, souvent pour la première fois. J'ai rarement vu autant d'amoureux s'embrasser sous les oliviers de Cimiez pendant un concert ! Le set (hélas écourté à cause de l'heure tardive et des voisins allergiques aux décibels) commence par « Secret O'Life », une chanson qui remonte à l'album JT (1977), dont James a fini par s'appliquer à lui-même la recette : « The secret o life is enjoying the passage of time ». Le secret de la musique de JT, c'est aussi de faire apprécier le temps qui passe...