Tous les fans connaissent l’histoire. En 1971, les Stones, quittent l’Angleterre pour échapper aux impôts. Au début de l’été, les exilés fondent sur le sud de la France : Jagger s’installe à Mougins dans un immense domaine à moitié désaffecté, Charlie Watts s’achète une ferme en Arles, Bill Wyman se pose à « La Bastide Saint-Antoine » à Grasse où il voisine avec Mick Taylor. Keith Richards, sa femme Anita Pallenberg et leur fils Marlon investissent la Villa « Nellcôte » à Saint- Jean-Cap-Ferrat...



La maison, construite en 1899 sur les ruines d’une ancienne batterie militaire, avec ses grilles dignes de Versailles, sa façade ornée de colonnes ioniques en marbre, ses escaliers monumentaux et ses jardins à la française qui descendent jusqu’à la mer, est un véritable palais. Louée pour deux ans avec option d’achat, au prix de mille livres sterling par semaine, « Nellcôte » servira, pendant huit mois, de squatt à toute la tribu gravitant autour des Rolling Stones. Femmes, enfants, musiciens, producteur, managers, roadies, visiteurs célèbres (John Lennon, Paul McCartney, Gram Parsons... ), dealers et gamins du village s’y incrustent, campent dans les salons, sur les terrasses, sur les pelouses et s’éclatent au soleil dans une atmosphère de fête dionysiaque ininterrompue, comme la Côte d’Azur n’en avait plus connu depuis l’époque héroïque où Scott Fitzgerald, Zelda et Hemingway hantaient le cap d’Antibes. La tribu ne s’en échappe que pour participer à d’autres fêtes, plus folles encore, comme celle donnée le 12 mai à Saint-Tropez pour le mariage de Mick Jagger.


A partir du mois de juillet, grâce au studio mobile récemment acquis par les Stones (et à un câble d’alimentation tiré d’une villa voisine, si l’on en croit la légende), le groupe commence à enregistrer à « Nellcôte » le successeur de Sticky Fingers, leur dernier album. La villa est rebaptisée « Café Keith » et ne désemplit plus jusqu’à la fin des séances, en novembre. Du matin au soir, les échos des guitares électriques suramplifiées traversent la baie de Villefranche. Ceux des frasques de la tribu (cambriolages, bagarres, port d’armes, trafic de drogue, accidents de voitures...) finissent également par parvenir jusqu’aux oreilles des autorités. Au point d’entraîner bientôt le départ précipité de toute la troupe vers une nouvelle terre d’exil...


Dans l’intervalle, le groupe aura eu le temps d’enregistrer, dans les caves de « Nellcôte », ce que les amateurs considèrent comme son chef-d’œuvre : Exile on Main Street, un double album gorgé de soleil et de guitares. Un disque aux sonorités bluesy et country, que l’on croit inspiré des voyages des Stones aux Etats-Unis, alors qu’il fut écrit sur un bout de table immense, encombrée de chandeliers, de bouteilles vides et de cendriers remplis à ras bord ou sur un bord de terrasse surplombant la baie de Villefranche.


Si cette histoire fait encore partie, trente ans après (l’album est sorti le 26 mai 1972), de la mythologie stonienne, c’est essentiellement à cause de quelques photos en noir et blanc prises sur place par un jeune photographe français, Dominique Tarlé. Publiées par quelques rares magazines de rock, elles collaient si parfaitement à l’atmosphère du disque qu’elles en sont devenues indissociables et, à leur tour, mythiques.



Membre à part entière de la tribu, Tarlé a vécu plusieurs mois à Nellcôte , photographiant sans relâche et dans l’indifférence générale tout ce qui s’y passait. Puis, comme emporté lui aussi par le maelström stonien, il avait disparu avec son trésor. Il réapparaît aujourd’hui seulement avec Exile, le livre qui fait revivre cette étonnante épopée rock’n’rollienne, mi-album de famille, mi-making of, souvenir d’un temps où les demi-dieux du rock étaient encore humains et approchables. Un temps qui ne reviendra plus.

« Nellcôte », par contre, est toujours là, solidement plantée avenue Louise-Bordes, aussi imposante et mystérieuse que la « Maison Usher », derrière ses immenses grilles dorées à l’or fin. Le jardin, tiré au cordeau, n’a plus rien de la jungle luxuriante où Keith avait échoué Mandrax, son Riva au moteur explosé.

Les quelques fans qui y viennent encore régulièrement en pèlerinage sont tenus à l’écart par un système de surveillance vidéo ultra sophistiqué. Le régisseur français, que l’on voit arriver du bout de l’allée à bord d’une voiturette Jaguar si l’on sonne à la porte, est très courtois, mais aussi muet qu’une tombe sur les actuels occupants de la maison, propriétaires qui s’ignorent d’un véritable « monument historique du rock ».

« C’est aussi bien comme ça », conclut Tarlé auquel nous racontons notre brève visite. « Nellcôte » garde son mystère. Et le temps s’évanouit...


Les hautes grilles de « Nellcôte », jadis propriété de la famille Bordes, portent encore le A et le B entrelacés des frères cap horniers, Adolphe Alexandre et Antonin.
(Photos Dominique Tarlé et DR)