Nouveau texte sur une photo de Bonze, avec Marikeira devant l'objectif :



On l’a appelée ainsi : « la morte éveillée », parce que c’était sensationnel mais aussi parce que c’était vrai. À seize ans elle était tombée dans une rivière gelée en voulant la traverser, pendant le terrible hiver 1894. Le charron qui l’avait sortie de là avait porté son corps bleui chez le médecin. Après lui avoir ôté le carcan glacé de sa robe, il avait tenté de la réanimer en frottant sa peau à l’aide de linges imbibés d’alcool. Rien n’y avait fait, le cœur ne battait plus depuis maintenant trop longtemps pour espérer encore. Le docteur avait noté l’heure du décès et l’avait laissée là, dans son cabinet, pudiquement recouverte d’un drap blanc. C’est la bonne qui avait raconté la suite : son effroi lorsque, le lendemain, elle avait vu la petite entrer dans sa cuisine, à peine recouverte de ce qui aurait dû être son linceul, la façon dont elle le tenait sur sa poitrine encore légèrement teintée de bleu, ses lèvres entrouvertes sur une bouche qui plus jamais ne put prononcer un mot pour dire ce qu’elle avait vu pendant ces quelques heures passées de l’autre côté.
On avait crié au miracle, pourtant elle n’était jamais revenue tout à fait, restant hébétée, sans volonté, muette. Quelques mois plus tard un forain passant par là s’était intéressé à cette histoire racontée entre deux verres de vin à l’auberge du village. Il en avait offert un bon prix, jurant ses grands dieux qu’il la traiterait correctement et qu’elle reviendrait riche comme Crésus après avoir fait une grande tournée en Europe. C’était la grande époque des exhibitions et des montreurs de curiosités. Bien entendu elle n’était jamais revenue au village.
Exhibée dans toutes les foires de France et de Navarre, elle restait toujours aussi indolente, quoi qu’il puisse se passer, même lorsque les femmes pinçaient méchamment sa peau, qui avait conservé une légère teinte mauve, pour vérifier qu’elle ne réagissait pas, même lorsque des hommes glissaient une main sous le drap, la retirant bien vite au contact glacé de sa peau. Elle respirait, bougeait, se nourrissait, mais on racontait que son pouls restait introuvable. J’eus la chance de la connaître un peu, j’étais le nain de la baraque voisine. Je n’entendis jamais, pas plus que les autres, le son de sa voix, pourtant je crois pouvoir dire que nous devînmes amis. Nous partagions parfois un repas, un verre, un regard. J’avais tenté, une fois, de convaincre le forain qui nous avait achetés de chauffer un peu la baraque où elle était exhibée, elle n’était pas bien couverte et il y faisait si froid… Il m’avait rossé en me demandant depuis quand les nains s’y connaissaient en femmes puis avait éclaté de rire. Je n’avais pas jugé utile de lui parler de la sienne.
La petite est morte, si l’on peut dire ainsi, un peu moins de deux ans après son arrivée parmi nous. Un sifflement sortait de sa gorge à chaque respiration, c’était à vous fendre le cœur, bien qu’elle n’ait jamais eu l’air d’en souffrir. Un matin elle ne s’était pas réveillée, simplement, et les diverses tentatives du marchand furieux n’y avaient rien fait. Il l’avait encore exhibée quelques jours, étendue sur une table, gonflant les prix en faisant miroiter au public une nouvelle résurrection, mais bien vite la nature avait repris ses droits et il fallut l’enterrer. J’ai gardé d’elle cette photo prise un jour d’exhibition. Aussi étrange que cela puisse paraître elle me tient chaud les soirs d’hiver.