Une autre collaboration, qui dure depuis quelques années, et durera je l'espère encore très longtemps ! L'univers de Bonze est un peu le mien : il photographie, j'écris, mais il me semble que nous parlons des mêmes choses. Pour suivre son actualité photographique, c'est ici : www.facebook.com/bonzeland2
Et voici donc le premier texte d'une longue série :



Elle s’est installée dans le fauteuil et m’a regardé d’un drôle d’air. Pas la tête d’une fille qui vient de s’envoyer en l’air dans un trois étoiles après un cocktail mondain. Tout à coup j’ai eu l’impression qu’elle était bien plus âgée que les vingt-cinq ans qu’elle m’avait annoncés entre une coupe de champagne et deux petits fours. Elle aurait pu avoir vingt ans de plus. Elle aurait pu avoir l’âge de la Terre.
Il y avait dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à … de la lave refroidie. Dure. Cassante. C’est d’ailleurs cette image que cet abruti de Jocelyn avait employée quand elle était partie se chercher une énième coupe en nous laissant seuls deux minutes. “C’est du magma en fusion, cette fille ! Saute dessus mon pote, elle te veut, c’est clair !” Je n’avais pas jugé utile de lui expliquer qu’il venait de faire un pléonasme et que le magma était forcément en fusion. Trop fatigué.
Ma vie me fatiguait, mon métier de con me fatiguait, les coktails me fatiguaient, je voulais partir très loin et dormir. Jocelyn avait été un ami, à une époque. Je crois. Quand on était encore tous les deux des jeunes loups assoiffés de pognon, et qu’on se léchait les babines à l’avance. Quand on buvait des cafés aux terrasses en matant les étudiantes de la fac d’à côté (parce que franchement, dans notre école de commerce, ce n’était pas la panacée à ce niveau-là…).
Et puis on se retrouve vingt ans plus tard. Le temps a passé, nos femmes sont les meilleures amies du monde, on boit du whisky dont le prix de la bouteille ferait bouffer la famille de la femme de ménage pendant un mois (et pourtant, elle a cinq gosses)… On fait du pognon, un max de pognon, tout comme on voulait. Mais il est là : le vide. La sale gueule dans la glace le matin, pas rasé, pas frais. Pas fier. “C’est ces gauchos à la radio qui te font dérailler”, m’a dit Jocelyn un jour où je m’en suis ouvert à lui. “C’est la crise, soi-disant, alors on essaie de faire chialer dans les chaumières. On nous montre les fermetures d’usine et les petits rougeauds qui font des feux dans des bidons, ou bien ceux qui prennent les patrons en otage et qu’on pardonne parce qu’ils sont désespérés. Mais tu vas pas mordre à ces conneries, pas toi ! C’est ton boulot, t’y peux rien si quand on te demande un audit ta conclusion c’est qu’il vaut mieux délocaliser. C’est pas toi qui est merdique, c’est le système qui est comme ça.” Et avait avalé d’un trait la fin de son whisky.
Jocelyn s’était éclipsé avec un clin d’oeil de bourrin quand la fille était revenue avec sa coupe. Elle commençait à être un peu saoûle, mais pas trop, juste ce qu’il faut pour faire briller les yeux et lever les inhibitions. Elles avait des cils incroyables, longs, longs… Son regard m’hypnotisait, il promettait tant que je me suis demandé un instant si ce n’était pas une pute. Mais non, aucune allusion à l’argent, même en finesse, comme elles savent le faire, histoire qu’on soit bien d’accord sur le marché mais sans en étaler la laideur. Je ne sais pas pourquoi je l’ai emmenée dans cet hôtel, je n’en avais pas vraiment envie. Peut-être par lassitude. Je voulais me barrer de ce cocktail à la con et ne plus me sentir épié par l’oeil faussement complice de Jocelyn. On n’est pas allés bien loin, deux rues plus loin en fait. J’y étais déjà allé avec d’autres femmes : classe sans être tape à l’oeil, discrétion assurée et bonne literie. L’étreinte avait été brève et sauvage, les promesses de ses yeux étaient tenues. Alors pourquoi ce terrible regard, juste après ? Ses cils avaient rapetissé, une bonne partie du maquillage avait coulé. Elle avait remonté ses collants et sa culotte, que je n’avais même pas pris la peine de lui ôter dans la bataille. Elle se tenait bien droite sur le fauteuil, avait ramené un genou pudique devant elle et m’avait… toisé. Pas regardé. Toisé. Elle mesurait cinq mètres de haut, ou bien j’avais rétréci, je ne sais pas. C’est là qu’elle m’a tout balancé.
La fermeture de l’usine il y a quatre ans. Son frère et sa belle-soeur licenciés en même temps, les trois mômes, le chômage qui n’en finit plus contrairement aux aides sociales. Le fusil de chasse, les trois lignes dans le journal local huit mois plus tôt, le drame dont j’étais à l’origine et que j’avais sans doute ignoré jusque là, espèce de pauvre connard de merde. Le plan soigneusement ficelé, les renseignements pris, le cocktail, la copine qui prenait des photos suggestives dans la rue et l’enregistrement de nos ébats. L’enveloppe remise à ma femme et mon mariage et ma vie foutus en l’air, mes deux mômes que je verrais un week-end sur deux et la moitié des vacances, même si ce ne serait jamais assez pour ce que tu as fait, enflure. Elle m’a sorti tout ça sans émotion, un long chapelet de misère qui semblait ne plus l’atteindre. M’a regardé en silence un bon moment. “Tu ne dis rien ?” Que pouvais-je répondre à ça ? La nausée me prenait, j’avais envie de me balancer par la fenêtre, mais pas pour ce qu’elle croyait. “T’as raison, vaut mieux que tu te taises, tu t’es fait niquer et c’est tout, mon pote.” Elle s’est rhabillée vite fait, avec des gestes nets et précis, satisfaite de cette vengeance accomplie à la mémoire du frère. Je me suis bouffé les joues pour ne pas parler. Elle était belle dans sa victoire, sa mèche qui lui cachait un oeil, sa moue dédaigneuse, pour rien au monde je n’aurais voulu briser cela. “Et bonjour à ta femme, connard”, a-t-elle craché avant de claquer la porte de la chambre.
Je suis resté un moment sans bouger, avec imprimée dans la rétine l’image de cette fille devenue reine, l’espace d’un instant, bien droite dans son fauteuil. Que vouliez-vous que je fasse ? Comment vouliez-vous que je lui dise la vérité ? Que Cendrillon se retrouve pieds nus avec une citrouille et des rats passé minuit, que les petits dans ce monde ne gagnent jamais, jamais. Ma femme ? Elle s’est barrée il y a deux mois avec les mômes et notre voisin. Et les papiers du divorce, on les a signés ce matin.