12 juillet 2004 (00.02:56)
Tous les médias ont insisté avec raison, amis auditeurs, sur l'importance de l'événement que la transformation de l'Union européenne passée d'un coup de 15 à 25 États. Des traités nombreux précisent les conditions dans lesquelles seront prises les décisions que chacun devra appliquer. Mais, il y a un détail technique qui a été trop peu été évoqué : la langue dans laquelle se dérouleront les discussions. Certes, des interprètes compétents seront disponibles, permettant aux Polonais d'argumenter avec les Slovènes, ou aux Lituaniens de s'opposer aux Tchèques, mais le détour que cette technique implique nuit terriblement à la rencontre des opinions. La tentation est grande d'utiliser une langue commune. Permettez-moi un souvenir. J'ai participé à quelques réunions organisées par l'Organisation Mondiale de la Santé, à Genève. La dizaine d'experts réunis représentaient sans doute cinq ou six langues maternelles. Les interprètes étaient à leurs postes. Mais il est vite apparu au cours des premiers échanges, que l'Américain, l'Allemand ou l'Italien avaient une excellente pratique du français, raison pour laquelle, peut-être, ils avaient été envoyés à Genève. Il a donc été décidé, à l'unanimité, de mener les discussions en français. J'ai pu alors mesurer, moi qui ne suit que francophone, l'extraordinaire avantage que représente le fait de s'exprimer dans sa propre langue, et surtout de contraindre les autres à l'utiliser. J'en ai profité sans trop de scrupules ce jour-là, mais j'en garde la conviction que cette inégalité dans l'accès à la parole est profondément scandaleuse. Le cas de figure dont j'ai alors profité, l'unanimité en faveur du français, se présente à vrai dire bien rarement. Par contre, ce cas de figure est très fréquent pour l'anglais. Américains et Britanniques bénéficient alors d'un avantage dont on ne saurait surestimer l'importance. Tous les autres sont en situation de mobiliser une part de leur intelligence à anticiper les paroles des interprètes à partir du discours original souvent en anglais. Eux, les anglophones, peuvent s'ébrouer dans un espace de sons et de significations qui est leur ambiance permanente. La connivence que cela permet peut l'emporter sur les différences d'opinions à propos des problèmes débattus. Pour que les divers États d'Europe soient vraiment à égalité dans les rencontres, il est impératif que la langue commune ne soit celle d'aucun des peuples représentés, pas plus d'ailleurs le français que l'anglais ou que le polonais. Ainsi posé, le problème a une solution évidente : le recours à une langue dont l'usage jusqu'ici n'a jamais été imposé et qui pourtant existe : l'espéranto.“

13 juillet 2004 (00.03:21)
L'intégration dans l'Union européenne de nations nouvelles ayant leurs propres langues pose, amis auditeurs, le problème de la communication, c'est-à-dire de la mise en commun non seulement des informations, mais des sensations, des émotions. Ce problème semble avoir été jusqu'à présent plus ignoré que résolu, ce qui est la pire des façons d'aborder les difficultés. Elle aboutit à se contenter de la position la plus simple dans l'immédiat, sans se préoccuper des conséquences à long terme. Or, dans une construction aussi complexe que celle de l'Europe, construction qui engage l'avenir pour de nombreuses générations, il est clair que c'est le long terme qui doit être privilégié. Dans l'immédiat, nous l'avons vu hier, une solution a été peu à peu adoptée sans avoir été décidée de façon explicite. Elle consiste soit à passer par l'intermédiaire d'interprètes, ce qui complique les confrontations, soit à imposer de fait, à tous, l'usage de la langue parlée par la majorité, aujourd'hui l'anglais. Cette dernière solution est particulièrement dangereuse par le déséquilibre qu'elle crée, Une langue en effet n'est pas seulement un moyen d'exprimer une idée déjà présente dans l'esprit de l'orateur, elle est aussi, elle est surtout, un moyen de préciser cette idée, de lui donner véritablement une existence. Il est utile ici de réfléchir à cette fonction spécifique du langage. Tant que l'idée n'a pas transité par la grille des mots et des structures grammaticales, elle n'est qu'un fantôme, fantôme prompt à disparaître. Elle a moins de forme qu'un nuage apporté puis emmené par le vent. Trouver des mots exacts qui correspondent à cette idée, trouver aussi l'articulation appropriée entre ces mots, fait de ce fantôme un objet réel souvent beaucoup plus riche de nuances, de sous-entendus, de suggestions que l'intention initiale. Vocabulaire et règles de grammaire jouent le rôle d'un sculpteur qui fait d'un bloc indifférencié une statue. Que de fois nous sommes nous-mêmes surpris par le sens de la phrase que nous venons d'écrire ou que nous venons de prononcer. Je crois qu'Edmond Rostand a tort lorsqu'il fait dire à Cyrano “Mettant mon cœur à côté du papier je n'ai plus à présent qu'à le recopier"*. Non, formuler, que ce soit par oral ou par écrit, c'est proprement créer, et non pas retranscrire passivement ou recopier. C'est pourquoi il est si important d'exercer les enfants à mettre des mots sur leurs idées, il faut leur faire comprendre que ces idées ne sont véritablement les leurs, qu'elles participent à la construction de leur intelligence seulement une fois qu'elles ont été traduites en phrases. Cette traduction est propre à chaque langue. Celle-ci est donc constitutive de notre façon de penser et donc elle est constitutive de notre regard sur le monde et sur nous. On ne saurait surestimer l'importance de la langue dans la construction de notre structure intellectuelle.

* Remarque HM — En fait, Edmond Rostand a fait dire à Cyrano de Bergerac : “...mettant mon âme à côté du papier, Je n'ai tout simplement qu'à la recopier“.

15 juillet 2004 (00/03.00)
Revenons, amis auditeurs, sur les difficultés de compréhension provoquées par la multiplicité des langues, difficultés bien mises en évidence dans la Bible, par l'épisode de la tour de Babel. La réalisation de l'Union européenne se heurte à cette babélisation si coûteuse en temps et surtout si coûteuse en incompréhensions et qui amène à penser que tout serait pour le mieux si tous les peuples parlaient la même langue. Cette conclusion serait je crois fautive. Chaque langue parlée aujourd'hui est l'aboutissement d'une longue histoire qui se poursuit sous nos yeux. Le français d'aujourd'hui n'est pas celui de Louis XIV ou de François 1er. Cette histoire est indissociable de celle de la culture, elle-même indissociable de celle des événements, des paix et des guerres qui ont modelé un peuple. Intervenir de façon délibérée pour rassembler tous les fleuves en un seul lac serait voué à l'échec et surtout serait néfaste, car cela uniformiserait les façons de penser. C'est pourtant ce qui se produit depuis un demi siècle avec l'utilisation systématique de mots anglais dans de multiples domaines. Sournoisement, “challenge“ remplace “défi“, “booster“ remplace “renforcer“. Plus sournoisement encore, les mots nouveaux désignant les objets ou les procédés récemment produits, ou imaginés, sont systématiquement forgés à partir de racines anglaises. Cela est particulièrement le cas en informatique. Cette convergence peut à la longue favoriser la pensée unique, mais la pensée unique, c'est en fait la mort de la pensée. Une stratégie tout autre s'impose. Elle consiste à préserver la diversité des langues et même à l'encourager, mais à doubler chaque langue d'un outil universel de mise en commun et par conséquent d'un outil qui ne soit pas le résultat d'une histoire. C'est ce que propose le mouvement en faveur de l'espéranto. Cette langue a été imaginée par quelqu'un qui avait eu à souffrir des obstacles provoqués par la multiplicité des langues, le docteur Zamenhof. Il était né à Białystok, une ville qui est actuellement située en Pologne tout près de la frontière russe. Dans cette région, les frontières ont souvent été — qu'elles soient politiques ou linguistiques — été très mouvantes. Lui-même, Zamenhof, était de culture juive et il entendait parler autour de lui cinq ou six langues différentes, le polonais, le russe, etc.. Eh bien au dix-neuvième siècle, il a essayé de mettre un terme à ces difficultés en provoquant la réalisation d'une langue qui échappe à cette cacophonie. Il a proposé ce que l'on appelle maintenant l'espéranto.

16 juillet 2004 (00:03:07)
La grande différence de l'espéranto, dont j'ai préconisé hier, amis auditeurs, la diffusion, est de n'être pas le résultat provisoire d'une longue histoire hasardeuse au cours de laquelle une langue s'est peu à peu forgée, mais d'avoir été pensée dès le départ avec un objectif : permettre la communication entre les individus et entre les peuples avec le minimum d'efforts. Il semble que cet objectif que s'était donné son créateur, Ludwik Zamenhof, ait été véritablement atteint. Devenir capable de communiquer en espéranto demande, affirment les spécialistes, sept à huit fois moins d'apprentissage que pour toute autre langue. J'ai personnellement un très mauvais souvenir des milliers d'heures, certainement, que j'ai consacrées avec un horrible rendement à apprendre au lycée l'anglais et l'allemand. Le résultat de tous ces efforts que j'ai faits avec beaucoup de constance est tout à fait, dans mon cas, lamentable. Je suis capable de lire avec une bonne approximation un texte anglais, surtout s'il est technique et pas trop littéraire, mais je ne peux déchiffrer un texte allemand. Mais surtout, je suis incapable de suivre une conversation, que ce soit en anglais ou en allemand. Peut-être étais-je, comme on dit, un sous-doué pour les langues, mais j'aurais certainement moins perdu mon temps à m'initier à l'espéranto, cette langue dont la grammaire tient en une seule page et dans laquelle les fautes d'orthographe sont pratiquement impossibles. En effet, en espéranto, la terminaison d'un mot indique son genre, “o“ pour les noms, “a“ pour les adjectifs, “e“ pour les adverbes, “i“ pour l'infinitif des verbes, etc. Une série limitée de préfixes et de suffixes permet de moduler le sens à partir d'une racine, et cette racine, bien souvent, est la même que pour la langue française. Je ne nie pas l'intérêt de l'apprentissage d'une langue avec l'objectif de pénétrer la culture d'un peuple, mais il serait sans doute utile de dissocier cet objectif de celui de la communication avec ceux qui parlent cette langue. Actuellement, l'engouement pour l'anglais, que les parents d'élèves mettent presque systématiquement en première langue n'est pas le signe d'une particulière affinité pour la culture anglaise. Il est surtout pragmatique. Ces parents imaginent une société où la langue anglaise sera partout pratiquée et qu'il est par conséquent nécessaire de donner cet outil à leurs enfants. Mais ce faisant, ils contribuent à rendre réelle cette prédominance par le simple fait qu'ils y croient. Pour éviter ce cercle vicieux, pour en sortir, il serait judicieux de rendre l'espéranto obligatoire au même titre, non pas que l'anglais ou l'allemand, mais que la géographie, l'histoire ou les mathématiques. À quand des livres de math rédigés en espéranto ?*

* Remarques HM
1. Les premiers ouvrages de mathématiques en espéranto furent écrits au début du XXe siècle par l'un des mathématiciens les plus brillants de l'époque :

Charles Ange Laisant (1841-1920), Français, mathématicien et homme politique, il devint officier du génie après l'École Polytechnique jusqu'en 1876, mais il s'intéressa à la politique dès 1871. Député, rédacteur et directeur de plusieurs journaux politiques, il fut condamné pour son soutien au général Boulanger dont la popularité indisposa le gouvernement. Il soutint aussi le capitaine Dreyfus à la fin des années 1890. Il ne se consacra plus qu'à la science à partir de 1893. En 1894, il fonda le journal de mathématiques “L'Intermédiaire des mathématiciens“ avec Émile Lemoine. Il fut aussi élu président de la Société mathématique de France fondée en 1872 et dont le bulletin peut être consulté en ligne : “Bulletin de la Société Mathématique de France“. Il écrivit plusieurs ouvrages de mathématiques supérieures. Recruté à l'espéranto par Charles Méray en 1900, il l'apprit et le fit connaître dans les milieux scientifiques. Vice-président de la Société Française de Propagation de l'Espéranto (SFPE), vice-président du Groupe parisien d'espéranto en 1901, il collabora avec quelques publications en espéranto et rédigea des brochures sur et dans la langue. Il fonda la “Collection des Initiations scientifiques“. Destiné à amuser les enfants par l'enseignement des mathématiques, son livre “Initiation mathématique — Ouvrage étranger à tout programme, dédié aux amis de l'enfance“ parut dans cette collection en au moins 17 éditions de 1906 à 1920 et fut publié aussi en espéranto — “Inicado Matematika“ (Initiation mathématique) en 1914 (photo WikiMedia) — ainsi qu'en anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, polonais et russe.


(extrait de “La plej matematika el la vivantaj lingvoj pri kiu revis Descartes, Newton, Kochański, Leibniz, d'Alembert, Condorcet, Ampère..." Version française

2. Le mot "Esperanto" apparaît sur 15 pages de la thèse de doctorat “Charles-Ange Laisant. Itinéraires et engagements d’un mathématicien, d’un siècle à l’autre (1841-1920) “Présentée et soutenue publiquement par Jérôme Auvinet Le 31 octobre 2011 à l'Université de Nantes .
Discipline : Épistémologie et Histoire des sciences et des techniques

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Albert Jacquard parraina en 2004, avec Edgar Morin, la liste "Europe-Démocratie-Espéranto" aux élections européennes


Albert Jacquard
Couverture de dos du Cours rationnel d'espéranto édité par SAT-Amikaro en 2006.
Coquilles de l'édition de 2006 : "Ors" : il faut "Or"; "Une des façon", il faut "façons"..