Asterikso kaj Kleopatra Voici la transcription d'un passage concernant l'imposition d'une langue :

Michel Serres : Cependant, ici, il m'arrive quelquefois de retenir mon souffle devant le succès — donc que vous avez décrit, ce que je trouve mérité, et que je vais démontrer mérité — de ces albums-là. D'abord, non, je ne me fâche pas des erreurs historiques. Non, non, c'est vrai que nous n'avons pas vaincu les Romains. Nous n'avons pas résisté comme le dit la bande dessinée, mais au contraire, ils nous ont écrasés jusqu'au dernier. Il y a une preuve, d'ailleurs, qu'ils nous ont imposé leur langue...

Interrompu par Polacco : Ils nous ont civilisés !

Michel Serres : Non, non, non. objectivement civilisés, ils nous ont imposé leur langue exactement comme aujourd'hui les vainqueurs et les collabos de la guerre économique nous imposent l'anglais, ils nous ont imposé le latin, et la preuve, c'est qu'il nous reste à peine deux ou trois dizaines de mots gaulois en-dehors des noms de lieux et de géographie.

Ceci dit, Michel Polacco n'a pas daigné s'excuser des propos injurieux, méprisants et malhonnêtes qu'il a proférés le dimanche précédent à l'encontre du monde espérantophone : "Quelques retardataires idéalistes proposent encore d'oublier toutes les langues pour parler l'espéranto." (Voir l'affaire sur

(FR-EO) Curieux sens de l'info... sur France Info

Mais ce n'est pas dramatique. Et même, finalement, peut-être est-ce mieux ainsi : ça me donnera des raisons d'écrire de temps à autre sur un sujet hautement philosophique : le sens de la désinformation. Alors que, s'il reconnaissait une exagération, je perdrais toute raison de continuer.

Évidemment, ça n'empêche pas la terre de tourner autour du soleil. Faut-il rappeler qu'il fut un temps ou, sous peine d'excommunication, voire d'incarcération, de châtiments et de supplices raffinés, sans doute inspirés par l'amour de dieu et du prochain, la doctrine officielle interdisait d'affirmer le contraire. Aujourd'hui, la même menace pèse, sous forme de censure, de calomnie, sur ceux qui subissent l'anglais, surtout s'ils osent exprimer leur désapprobation, contester cette domination, appeler à la résistance et proposer une alternative.

Hautement compétent en matière d'aviation, Michel Polacco sait sans doute beaucoup de choses, mais, comme tout le monde, il ne sait pas tout.

Peut-être est-ce utile de lui rappeler, sinon de lui signaler, qu'un livre parut en 1910 chez Fayard, à Paris, sous le titre "
Pourquoi je suis devenu espérantiste". Son auteur était Ernest Archdeacon, pionnier et mécène de l'aviation et de l'automobile. D'origine irlandaise, il était marqué par l'esprit de découverte et d'innovation insufflé par Jules Verne et Élisée Reclus qui avaient tous deux exprimé leur estime pour l'espéranto.

En 21e page de son livre, Ernest Archdeacon avait écrit :

"Les obstacles dressés devant l'Esperanto l'auront peut-être un peu retardé, mais ne l'empêcheront pas de conquérir le Monde...
Je viens de parler des ennemis du progrès et des misonéistes néfastes qui cherchent à lui barrer la route : Je pourrais, dès maintenant, stigmatiser quelques rétrogrades qui ont déjà déclaré la guerre à l'Esperanto, et dont le nom vient sous ma plume; pour le moment, je me donnerai seulement la joie de livrer à la gaieté publique les signataires de l'extraordinaire protestation ci-dessous, qui date de 1887".

Il s'agissait d'un manifeste signé par des grands noms de l'époque sous le titre "Les Artistes contre la Tour Eiffel" — "le déshonneur de Paris", "vertigineusement ridicule", "l'odieuse colonne de tôle boulonnée" !

Les pionniers de l'aviation ont goûté à de semblables attaques. Ah ! "les plus lourds que l'air" ! C'était dit, répété et martelé comme il en est aujourd'hui par des esprits plus lourds que l'air du temps qui nous sortent à tour de bras que l'espéranto est "un échec", "une langue artificielle", "une langue sans histoire", "sans littérature", "une langue qui ne se chante pas", "dans laquelle l'humour impossible" (ce qui est le cas du Globish selon un aveu de son auteur) ou "ne permet pas d'exprimer l'amour", "qui vise à faire disparaître les autres langues" ou à "nous les faire oublier", et autres propos du même tonneau... Je me souviens même d'un Belge qui avait écrit qu'il était contraire à la volonté divine. De leur côté, les WASP, aux États-Unis, répandaient à travers le monde la croyance que l'anglais était la langue élue de Dieu, et ils en sont encore aujourd'hui parmi les plus ardents propagateurs, surtout en Afrique noire

Il faut que donc l'espéranto soit sacrément solide pour avoir résisté durant plus d'un siècles à telles inepties et à tant d'attaques qui ne sont finalement que des amusements à côté de ce que lui ont infligé les régimes totalitaires du XXe siècle, les pires de l'histoire de l'humanité, à côté du mur de la honte que dressent autour de lui des régimes qui se prétendent aujourd'hui "démocratiques" et qui proclament appartenir au "monde libre". Cet espéranto, que bien des personnages enterrés depuis longtemps ont traité de "langue morte", pourrait être un sujet de chanson paillarde dans le genre "Non, non, l'espéranto n'est pas mort, car il... etc.". Un
proverbe en esperanto dit :

"Hundo bojas, homo vojas" (Le chien aboie, l'homme poursuit sa route). C'est le mieux à faire.

Cenzuro Le premier acte de censure de presse à l'encontre de l'espéranto eut lieu sous le régime tsariste en 1895 à cause d'un écrit de Tolstoï, pourtant grand ami de l'espéranto, publié alors dans le seul journal au monde édité dans cette langue en Russie. En 2011, la censure est évidemment plus feutrée, mais elle existe.

L'espéranto dans le monde "libre" ? Et pourtant, gare au chercheur qui a l'audace de publier ses travaux dans une langue autre que celle — pour reprendre les mots de Michel Serres — "des vainqueurs et des collabos de la guerre économique" ! Bien peu de scientifiques ont eu le courage de Claude Roux, directeur de recherches au CNRS, espérantophone, qui a osé résister à des pressions énormes (Voir
en page 11 de "Le « cadeau » de Gordon Brown au monde , un résumé d'un article de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, grand journaliste du quotidien Le Monde, 25.03.1992).

Aussitôt après la première Guerre Mondiale, l'espéranto fut en bonne voie pour être enseigné comme première langue étrangère dans toutes les écoles du monde. Voir à ce sujet le rapport de la Société des Nations publié en 1922 sous le titre " L'espéranto comme langue auxiliaire internationale" (version en anglais : Esperanto as an international auxiliary language). Mais le gouvernement français d'alors s'acharna à torpiller la proposition de 14 pays dont plus de la moitié hors d'Europe, notamment la Chine, le Brésil, l'Inde, l'Afrique du Sud, et ceci alors qu'il n'y avait aucune hostilité ou malveillance du côté britannique. Au contraire. Lord Robert Cecil, délégué de la Grande-Bretagne, avait exhorté la Commission de Coopération intellectuelle de la SDN à “se souvenir qu’une langue mondiale n’était pas nécessaire seulement pour les intellectuels, mais avant tout pour les peuples eux-mêmes“.

Certains parlent d'échec de l'espéranto et de triomphe de l'anglais, mais ou sont l'échec et le triomphe ? Sans l'obstruction du gouvernement français — je ne dis pas de la France, car l'intérêt et les aspiration de son peuple ont été trahis — tous les écoliers du monde auraient aujourd'hui la possibilité de se comprendre sans peine et sans surcroît d'effort, d'être alphabétisés au lieu d'être "alphabêtisés" avec des surdoses d'anglais. Et ceci à cause de gens qui ont failli à leur mission d'enseigner et d'informer.

La célèbre aviatrice Maryse Bastié prit conscience de l’utilité de l’espéranto lorsque, en 1935, elle se trouva en Russie face à des gens eux-mêmes surpris de voir une pilote descendre de l'avion en talons hauts et bas de soie. Les quelques mots de russe qu’elle avait appris et le dictionnaire ne lui furent d’aucun secours. “L’utilité de l’espéranto pour les aviateurs n’est pas discutable, et s’accroîtra sans cesse avec les progrès de l’aviation et l’interpénétration des peuples.” Elle confirma son avis en 1947, se disant “depuis de longues années convaincue de l’utilité de cette langue” et ajoutant : “Dans de nombreux voyages, j’ai toujours souhaité l’emploi d’une langue internationale commune. L’espéranto, simple et facile, devrait être obligatoire.

Pionnière de l'aviation médicale, audacieuse,
Marie Marvingt s'entousiasma très jeune pour l'espéranto et lui resta fidèle jusqu'à ses dernières années.

Ce que l'on oublie, ou que l'on cache, c'est que l'espéranto se proposait comme une alternative démocratique, économique, équitable. L'anglais dans le rôle de langue internationale est un échec de la démocratie. Le silence qui entoure l'espéranto est un échec de l'information.

Quant à affirmer que les espérantistes "proposent encore d'oublier toutes les langues pour parler l'espéranto", voici un avis exprimé en 1911, il y a donc cent ans, aux antipodes par un anglophone, le maire d'Adélaïde, Lewis Cohen, à l'occasion du premier congrès australien d'espéranto qui s'était tenu dans sa ville :

"'The intention of Esperantists was not to think any less of their mother tongue, but to cultivate a general knowledge of a universal tongue, which would be of great assistance to all mankind.“ (source :
Esperanto: Promoting Everyone’s Language).

Et ceci alors que, dix ans avant, donc voici 110 ans aujourd'hui, le linguiste Michel Bréal, fondateur de la sémantique, avait écrit dans "La revue de Paris" (n° 14, 1901) : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, fournissent l’étoffe de la langue nouvelle. Il ne faut pas faire les dédaigneux ; si nos yeux, par un subit accroissement de force, pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil […] Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.

Et voila que, à Paris, en 2011, le responsable d'une chronique intitulée "Le sens de l'info", un personnage qui a de hautes responsabilités dans le journalisme, se lance dans le commérage. Honoré de Balzac avait écrit, dans "La Cousine Bette" (1846) : "Á Paris, chaque ministère est une petite ville d'où les femmes sont bannies; mais il s'y fait des commérages et des noirceurs comme si la population féminine s'y trouvait." Une étude sur de tels comportements peut être lue sous le titre "
Pourquoi tant de haine ? — Un rejet névrotique".

Il y a aujourd'hui de plus en plus de gens qui sont contraints d'oublier leur langue du fait de la pression de l'anglais, une pression que l'historien des sciences Michel Serres est l'un des rares à avoir le courage de dénoncer. L'espéranto n'y est absolument pour rien.

Où sont donc les "retardataires" ? Les références sont nombreuses pour démontrer que Michel Polacco trompe ses auditeurs. Où sont les siennes ? L'espéranto fonctionne très bien, et si le public est si mal informé à son sujet, n'est-ce pas à cause d'un certain "sens de la désinfo" ?