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Pl. XIX: Vue d'ensemble du đình du village de Yên-mẫn, Bắc-ninh (Cf. p. 113)

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I. — LE ĐÌNH, SES CARACTERISTIQUES.

Le đình est le temple du génie protecteur du village. Il est construit de préférence un peu à l'écart des habitations. Il comprend toujours un ensemble de bâtiments assez vastes pour contenir l'autel du génie, les objets de culte, et pour permettre aux habitants de s'y réunir les jours de fête.

D'une façon générale, il se compose avant tout d'un bâtiment en T renversé, dont le trait vertical forme le sanctuaire, et le trait horizontal, la salle de fête. Ce bâtiment, appelé hậu-cung 後宮 (palais postérieur) ou đình trong (đình intérieur), est précédé d'un autre, presque toujours de même longueur (3, 5, 7 entre-colonnements, suivant !a richesse du village). C'est dans ce dernier bâtiment, appelé tiền-tế 前祭 (bâtiment antérieur pour les sacrifices), ou đình ngoài (đình extérieur), que les notables en costume bleu font la cérémonie officielle au génie les jours de fête. Une petite cour le sépare du hậu-cung.

Viennent ensuite deux bâtiments latéraux construits à droite et à gauche d'une cour placée devant le tiền-tế et se faisant face ; ce sont les hành-lang 行廊 (galeries latérales) ; ils se composent de 3 à 7 entre-colonnements, quelquefois davantage. C'est dans ces bâtiments que se font les préparatifs de fête : on y sacrifie les animaux et on y prépare le riz glutineux destinés au culte ; on y prépare également les repas servis au đình.

La cour peut être fermée par une triple porte monumentale occupant l'espace libre entre les pignons des hành-lang. Le plus souvent la cour reste ouverte, et l'entrée n'est constituée que par deux ou quatre piliers de maçonnerie, reliés quelquefois par des pans de mur (v. pl. XIX).

Dans le sanctuaire se trouve l'autel du génie. Celui-ci est représenté par une statue ou, le plus souvent, par un ngai ou un 椅 (trône d'autel), l'un et l'autre également drapés de soie rouge ou jaune, couronnés d'un bonnet de mandarin et munis d'une paire de bottes. L'âme du génie est figurée par les brevets royaux qui lui ont été conférés et que Ton conserve dans un coffret laqué et doré. Le sanctuaire reste toujours fermé les jours ordinaires. Il communique avec le compartiment qui le précède par des portes en panneaux pleins ou ajourés, qui ne s'ouvrent que les jours de fête. C'est pour cette raison qu'il est appelé cung cấm 宮禁 (palais interdit). Seuls le notable chargé des fonctions de principal officiant (le cai đám ou tế đám) (1), et le gardien du temple (thủ từ 守祠) ont le droit d'y accéder.

Dans l'entre-colonnement central du bâtiment qui précède le sanctuaire, et juste devant ce dernier, se dressent les tables d'autel hương-án 香案 (littéralement: tables à encens) en bois sculpté et doré, surchargées d'objets de [114] culte (brûle-parfums, chandeliers, lampadaires, vases à baguettes d'encens, vases à fleurs, service d'alcool, etc) et flanquées des deux côtés de parasols,

Fig. 1. - Plan schématique du đình du Yên-mẫn (Bắc-ninh)


Pl.XX: Autel du génie du village de Phú-mẫn, Bắc-ninh (Cf. p. 115.)

[115] de dais, de drapeaux, des lỗ-bộ 鹵簿 (objets d'apparat) et des bát bửu 八寶 (huit objets précieux) (2) (v. pl. XX et XXI).

Dans les autres entre-colonnements, le sol est surélevé par des sortes d'estrades de planches ou de maçonnerie. Sur ces estrades recouvertes de nattes se tiennent les vieillards et les notables les jours de fête ou de réunion. Il en est de même dans le iiên-t'è : i'entre-colonnement central sert de lieu de cérémonie ; sur les estrades se placent les habitants autres que les vieillards et les notables lors des banquets généraux du village.

Dans les đình dédiés aux génies-hommes, on trouve généralement un cheval (3) en bois laqué de rouge (ngựa hồng) ou de blanc (ngựa bạch), grandeur naturelle, et monté sur un rectangle de bois muni de roulettes (v. pl. XXII). Il est placé soit dans un des bâtiments déjà cités, soit dans un petit abri construit spécialement à cet effet. Quand le đình est dédié à un génie-femme, le cheval est remplacé par un palanquin (4) de chanvre rouge (võng đào) suspendu à un fléau aux bouts sculptés en têtes de dragon. Ce fléau qui repose sur deux chevalets formés de trois bâtons croisés, est recouvert d'une sorte de toiture en bambou tressé imitant une carapace de tortue (mai luyện).

[116] Les jours de grande fête, le cheval est richement caparaçonné, le palanquin est tendu de soie et couvert de fins stores peints. Ils sont censés porter l'âme du génie. On les sort du dinh à l'occasion des processions solennelles à la suite du char du génie, le cheval tiré avec des cordons de soie, le palanquin porté par des jeunes filles.

Le char du génie (5) (kiệu 轎), qui fait aussi partie du mobilier cultuel, est une sorte de trône plat ou de pagodon, en bois sculpté et doré. Il est porté par 8, 12, ou 16 hommes, au moyen d'un rectangle démontable formé de pièces de bois sculptés en têtes de dragons, laquées et dorées, repo sant les unes sur les autres. C'est l'élément principal d'une procession (v. pl. XXIII).

Ceci nous conduit à parler d'un second lieu de culte qui est pour ainsi dire le pendant du đình : nous voulons parler du nghè. L'origine du nghè nous est inconnue ; nous nous contenterons ici de le décrire. C'est le lieu d'aboutissement de la procession annuelle en l'honneur du génie. Il est formé par une esplanade aménagée dans un terrain facilement accessible et assez élevé pour ne pas être inondé les jours de pluie. Il est recouvert d'herbe et planté de grands arbres ; lieu sacré, les cultures y sont absolument interdites. Certains villages élèvent à leur nghè un autel découvert en maçonnerie ; quand la procession arrive, on officie sur cet autel ; mais la plupart du temps on ne construit pas d'autel, et on se contente de poser le char sur le sol et d'y sacrifier au génie. Le sacrifice terminé, la procession retourne au đình. Dans certaines régions du Tonkin, notamment dans les provinces de Hà-đông et de Hưng-yên, l'esplanade est remplacée par un petit temple construit à l'intérieur du village. La procession va du đình à ce temple et vice versa. Quand les habitants ont à faire au génie une offrande de peu d'importance, c'est à ce temple qu'ils lui sacrifient.

Le génie tutélaire d'un village peut être un génie céleste (thiên-thần 天神) comme le génie du mont Tản-viên 傘圓山神 à Sơn-tây, adoré par les villages de Nhân-lý 仁里 et de Tiến-tiên 進仙, huyện de Chương-mỹ (Hà-đông), ou le Đế-thích 帝釋, adoré par le village de La-tràng 羅幢, huyện de Ân-thi (Hưng-yên) et le village de Nhật-tảo 日早, huyện de Hưng-nhân 興仁 (Thái-bình). Il peut être un génie humain (nhân-thần 人神 ou phúc-thần 福神), c'est-à-dire un homme qui, à cause de ses actions vertueuses ou à la suite d'un événement quelconque, reçoit un culte, comme Lý-Ông-Trọng 李翁仲, adoré par le village de Thụy-phương 瑞芳, huyện de Từ-liêm (Hà-đông), les frères Trương-Hống 張吽 et Trương-Hát 張喝, adorés par le village de Nội-duệ đông 內裔東, huyện de Tiên-du 仙遊, et celui de Đỗ-xá 杜舍, huyện de Vû-giang 武江 (Bắc-ninh).

Pl. XXI: Bát bửu du village de Phú-mẫn, Bắc-ninh

[117] Ainsi un mandarin peut devenir le génie protecteur d'un village auquel il a rendu service. Il peut être adoré comme tel de son vivant, comme S. E. Hoàng-cao-Khải 黃高唘, ancien kinh-lược 經畧 du Tonkin, qui a fondé le village de Thái-hà ấp, aux portes de Hanoi, et comme M. Nguyên-Cẩn 阮謹 (6), tuần-phủ en retraite, du village de Du-lâm 榆林, phủ de Từ-sơn 慈山 (Bắc-ninh), qui a fondé le village de Đông-lâm 東林, huyện de Đông-triều 東潮 (Hái-dương) alors qu'il exerçait les fonctions de bố-chính 布政 de l'ancienne province de Lục-nam (7). Au lieu de brevets de génie, les villages se procurent des portraits de leurs bienfaiteurs, devant lesquels ils font chaque année les sacrifices rituels. Une part des offrandes est portée chaque fois aux « génies » vivants.

II n'y a pas que les grands hommes qui puissent devenir génies protecteurs de villages, et il n'est pas toujours nécessaire qu'un homme ait accompli des actions d'éclat ou ait fait quelque bien à un groupe pour mériter ce titre. Des villages adorent des voleurs (village de Lộng-khê 弄溪, huyện de Phụ-dực 附翼, province de Thái-bình 太平, etc.).Un village a pour génie un petit enfant mort de gourmandise (village de Đông-thôn 東村, huyện de Hoàn-long 環龍, province de Hà-đông 河東).

Enfant et voleurs sont devenus génies, simplement parce qu'ils moururent de mort violente et à une heure dite giờ thiêng « heure sacrée », ce qui leur conféra des pouvoirs occultes. Nous donnons plus loin quelques légendes relatives à cette catégorie de génies. Sauf une ou deux, elles n'ont été trouvées écrites nulle part. Peut-être les villages conservent-ils dans leurs archives les légendes de ces génies ; mais en ce cas, ils les cachent jalousement, et les informateurs qui recueillent dans les provinces, pour l'École Française d'Extrême-Orient, les légendes de génies, se sont toujours heurtés à des refus catégoriques de la part de ces villages. « Nos papiers ont été perdus, répondent-ils ; et c'est tellement ancien qne nous en avons perdu le souvenir. » La plupart des légendes que nous donnons proviennent donc surtout de traditions orales.

Un village peut adorer un ou plusieurs génies. Ainsi le village de Nội-duệ đông 內裔東, huyện de Tiên-du 仙遊 (province de Bắc-ninh 北寧), adore les deux frères Trương-Hống 張吽 et Trương-Hát 張喝 ; le village de Hát-môn 喝門, huyện de Đan-phượng 丹鳳 (Hà-đông 河東), adore les [118] deux sœurs Trưng-Trắc 徵側 et Trưng-Nhị 徵貳. Par contre, plusieurs villages peuvent vénérer un seul et même génie tutélaire, tel le Đế-thích, patron et du village de La-tràng 羅幢, huyện de Ân-thi 恩施 (province de Hưng-yên) et de celui de Nhật-tảo 日早, huyện de Hưng-nhân 興仁 (Thái-binh) ; tel encore le génie du mont Tản-viên 傘圓山神, patron du village de Nhân-lý 仁里 et de celui de Tiến-tiên 進仙, huyện de Chương-mỹ 彰美(Hà-đông) et de plusieurs autres villages sur le bord du canal des Rapides.

Nous avons vu plus haut deux villages, Đông-lâm 東林 et Thái-hà ấp 泰河邑, adorer comme génies protecteurs leurs fondateurs et bienfaiteurs. Mais il arrive que des villages nouvellement fondés n'aient pas le bonheur de trouver des hommes qui méritent leur culte. Ils empruntent à d'autres villages plus prospères leurs génies tutélaires, et dès lors un lien d'alliance les unit.

Comme il faut absolument que le génie soit représenté dans le đình, le village qui emprunte le génie d'un autre, demande à celui-ci de lui passer un ou plusieurs des brevets (thần-sắc 神敕) conférés au génie. Ces brevets sont placés sur l'autel du nouveau đình. A défaut de brevets, le nouveau village fait une copie de la légende du génie (thần-tích 神敕) qui est précieusement conservée par la commune, tout comme la généalogie familiale (gia-phả 家譜) l'est par les particuliers.

Quand plusieurs villages sont unis par un culte commun au même génie tutélaire, ils s'arrangent toujours de façon que le jour de fête (le jour principal, car la fête anniversaire du génie de village dure toujours plusieurs jours) varie avec le village. Des sacrifices sont faits dans chaque đình aux dates convenues. Les villages alliés y participent par l'envoi d'une délégation. Des processions sont parfois organisées pour promener le char du génie d'un village à l'autre.

Si un nouveau groupe vient à se constituer (tel est souvent le cas sur les grandes concessions modernes) et qu'il n'emprunte pas, pour une raison quel conque, de génie à d'autres villages, soit parce qu'aucun ne consent à lui prêter le sien, soit parce qu'il ne trouve pas de génie à sa convenance, il construit toujours un đình et y adore un vague génie du sol (thổ-thần 土神) qui préside à la localité, en attendant l'occasion d'accueillir un génie qu'agréeront les habitants.

On voit ainsi que dès qu'un groupement humain s'est formé, il lui faut absolument un génie pour le protéger. Ces génies, dit Giran (op. cit.. p. 336), « ont au spirituel, la charge des intérêts de la communauté comme les mandarins ou les notables l'ont au temporel. Les dieux communaux sont véritablement les mandarins, les délégués de l'Empereur céleste .» A ce titre, ils sont chargés de veiller à la tranquillité, à la prospérité et au bonheur de tous les habitants. Et selon qu'ils remplissent plus ou moins bien leur rôle, ils peuvent recevoir des brevets royaux qui leur confèrent les grades de thượng đẳng thần 上等神 « génie du rang supérieur», trung đẳng thần 中等神, «génie du [119] rang moyen », ou de hạ đẳng thần 下等神, « génie du rang inférieur » (8). Cette institution de plusieurs degrés de génies permet au roi de rétrograder ceux d'entre eux qui négligent leurs devoirs de protecteurs en donnant asile dans leur đình aux malfaiteurs, ou en laissant périr beaucoup d'habitants ou d'animaux.

Pl.XXII: Cheval du culte du village de Phú-mẫn, Bắc-ninh (Cf. p. 115)

Pl.XXIII: Kiệu du village de Yên-mẫn, Bắc-ninh (Cf. p. 116)



(1) Sur le cai đám, cf. infra, pp. 131-132.

(2) G. Dumoutier décrit, dans Les symboles, les emblèmes et les accessoires du culte chez les Annamites, une série de lỗ-bộ (pp. 109-115) et de bát bửu (pp. 116-119). Ed. Nordemann, dans sa Chrestomathie annamite, 2e éd.. p. 175, donne une série identique des bát bửu. La nôtre diffère de cette dernière en ce que « les deux flûtes accouplées » (đôi sáo) sont superposées à la guitare pour former le groupe des đàn sáo (guitare et flûtes) et sont remplacées par le « sac à poèmes » (túi thơ) qui, dans la pensée annamite, va de paire avec la calebasse d'alcool » (bầu riệu) : le túi thơ et le bầu riệu sont, en effet, les sources d'inspiration des poètes. Voici sur notre photographie, l'ordre des bát bửu, de gauche à droite : 1° guitare et flûtes (đàn, sáo), 2° corbeille de fleurs (lẵng), 3° livre et épée (thư, kiếm), 4° calebasse (bầu riệu), 5° sac à poèmes (túi thơ), 6° tablettes littéraires et pinceaux (cuốn thơ, bút), 7° instrument sonore (khánh), 8° éventail (quạt vả). Les motifs décoratifs qui surmontent ces emblèmes représentent parfois les pa-sien 八仙 (sino-ann. bát tiên), ou huit immortels (sur les huit immortels, cf. Mythologie asiatique illustrée, pp. 324-327).

Les deux inscriptions en caractères tchouan (s.- a. chiện) (túc tĩnh 肅静 « prenez une attitude respectueuse » sur celle de gauche, et hồi tị 迴避 « garez-vous » sur celle de droite) ne font pas partie des bát bửu, mais des lỗ-bộ. On les voit dans beaucoup de đình et de đền de quelque importance. Elles servent, dans les processions, à inviter la foule à se garer et à adopter une attitude respectueuse (cf. BEFEO., XXVII, 463). Elles sont aussi le symbole de l'autorité des mandarins: gouverneurs de province. D'après le Khâm định Đại nam hội điển sự lệ, les tổng-đốc 總督 ont droit à deux de chaque tablette, les tuần-phủ 巡 撫 à une seule. On voyait naguère au Tonkin des mandarins provinciaux sortiren palanquin, précédés des porteurs de ces tablettes.

(3) Cf. Dumoutier. op. cit., pp. 127-132.

(4) Cf. Dumoutier, op. cit.. pp. 104-107, et B. A. V. H., 1929, no; 2, pl. LXV.

(5) Cf. Dumoutier, op. cit., pp. 124-126.

(6) Je tiens ce dernier renseignement de son cousin germain, M. Nguyễn-hàm-Chuẩn, lettré à ГЕ. F. E. O. Voir dans Chéon, Recueil de cent textes annamites, no 28, Les génies tutélaires des villages, l'amusante histoire d'un génie vivant ; elle montre bien l'idée que les Annamites se font du génie protecteur de village.

(7) La province de Lục-nam, dont le siège se trouvait à Sept-Pagodes, a été supprimée; les huyện de Đông-triều et de Chí-linh ont été rattachés à Hải-dương, le reste a servi à former la province de Bắc-giang.

(8) Dans les brevets qui leur sont conférés et dans les prières qu'on leur adresse, on appelle las génies de cette dernière catégorie phúc-thần 福神 ou tôn-thần 尊神.