ESSAI SUR LE ĐÌNH
ET LE CULTE DU GÉNIE TUTÉLAIRE DES VILLAGES
AU TONKIN

Par NGUYỄN-VĂN-KHOAN,
Assitant de l'Ecole Française d'Extrême-Orient.


INTRODUCTION.

Afin de situer le đình et les cultes qu'il abrite dans l'ensemble du système religieux des Annamites, nous commencerons par jeter un coup d'œil sur ce système. Il est complexe. Les annamites adorent le Ciel et le Terre, les esprits qui les peuplent, le Buddha, les âmes des morts, les personnages célèbres.

Pour plus de clarté, nous diviserons ces différents cultes en deux groupes.

Le premier comprend : a) les cultes officiels : culte du Ciel et de la Terre, culte de Chen-nong (sino-ann. : Thần-nông) 神農 ou génie de l'agriculture, culte de Confucius ; b) les cultes communaux: culte des génies protecteurs des villages, culte du génie du sol, culte du Buddha; с) les cultes familiaux : culte des ancêtres, culte du génie de la cuisine. Ces cultes sont réguliers ; ils ont leurs jours de fête fixes ; leurs prêtres sont désignés par l'Etat ou par la communauté : les mandarins et les notables des villages pour les cultes du Ciel et de la Terre, de Thần-nông, des génies tutélaires des villages ; les bonzes pour le culte bouddhique ; les chefs de famille pour les cultes familiaux. Les temples sont construits et entretenus aux frais de l'Etat quand il s'agit d'un culte national (văn-miếu 文廟, xã-tắc 社稷, tịch-điền 籍田), et aux frais des villages quand il s'agit d'un culte communal.

Les jours des sacrifices sont fixés par le Khâm định Đại Nam hội điển sự lệ 欽定大南會典事例 (1) pour les cultes officiels, et par les coutumiers des villages pour les cultes communaux. Le culte des ancêtres est codifié dans le Kia-li 家禮 (Gia-lễ) de Tchou Hi 朱熹 (Chu Hi) (2) et principalement dans le Thọ-mai gia-lễ 壽梅家禮, dont un chapitre est consacré au culte du génie du foyer (3). Ainsi, par exemple, le sacrifice à Confucius a lieu deux fois l'an, le 1er jour đinh 丁 du printemps et de l'automne, et celui aux génies des villages, le jour anniversaire d'un événement important de leur histoire (naissance, mort, etc.), ou tout autre jour fixé par le coutumier.

Le cérémonial en est toujours minutieusement réglé; et malheur aux officiants qui contreviendraient aux prescriptions de l'usage, non point tant par les effets de la colère des génies, qu'à cause de l'amende infligée par le village !

Dans le second groupe, nous classerons les cultes dits populaires : culte aux esprits errants, aux âmes abandonnées, aux chư vị 諸位, c'est-à-dire aux innombrables esprits formant la suite de la déesse Liễu-hạnh 柳杏, aux généraux de Trần Hưng-Đạo 陳興道, en un mot à tous les esprits qui passent pour exercer une influence sur la vie des hommes. Si l'on songe à quel degré les Annamites — en particulier les femmes — sont superstitieux, on ne s'étonnera pas de la multiplicité des esprits qu'ils adorent et de la fréquence des sacrifices qu'ils leur font. On leur sacrifie quand un membre de la famille est malade, quand on entreprend un voyage, quand on passe un examen, bref à propos du moindre événement.

Il existe bien un jour de fête pour chacun de ces génies : mais ce jour varie suivant les convenances du sorcier ou des médiums. D'ailleurs il est à remarquer que le sacrifice fait pendant ce jour de fête n'est pas toujours le plus important ; la solennité dépend surtout de l'état de fortune ou de la générosité des personnes qui réclament l'intervention du génie.

Trois cultes populaires principaux se partagent la faveur de la masse : celui des chư vị, celui des généraux de Trần Hưng-Đạo et celui des esprits infernaux, patrons des sorciers.

Les prêtres des chư vị sont des bà đồng 婆童 (médiums femmes) (4) ; ceux des généraux de Trần Hưng-đạo, les ông đồng 翁童 (médiums hommes) ou thày pháp 柴法 (maîtres des formules magiques) (5) ; ceux des esprits infernaux enfin sont les thày bùa 柴符 (maîtres des amulettes) ou thày phù-thủy 柴符水 (maîtres des amulettes et de l'eau) (6).

Les titres de ông đồng, de bà đồng et de thày phù-thủy ne sont consacrés par aucun acte officiel ; ils ne sont pas reconnus par l'Etat qui, tout au plus, les tolère. Les bà đồng se recrutent de préférence parmi les veuves sans enfants ou les vieilles filles, les obligations d'une mère, le soin des enfants étant incompatibles avec l'état de bà đồng. On devient bà đồng à la suite d'un rêve ou de la consultation d'un devin, après que la prédestination a été révélée. Chez certaines femmes la prédestination est marquée par la plique, c'est-à-dire par la présence d'une mèche de cheveux qui, d'eux-mêmes, s'enchevêtrent et résistent au peigne. Chez d'autres, c'est une maladie ou de la répulsion pour tous les travaux du ménage. Comme les bà đồng, les ông đồng sont des hommes prédestinés ; mais il est à remarquer qu'ils sont presque toujours mariés et pères de famille ; peut-être est-ce parce que les hommes même mariés sont plus qualifiés que les femmes pour l'exercice d'un culte. Mais, de nos jours surtout, peut se constituer bà đồng et ông đồng qui veut. Une femme qui élève chez elle un autel aux chư vị peut prendre le titre de bà đồng, et un homme qui sait quelques formules magiques peut prendre celui de ông đồng ou de thày bùa.

L'entretien des temples affectés à ces cultes et les frais qu'ils nécessitent sont à la charge des bà đồng, des ông đồng et des thày bùa qui les desservent. Mais en fait, médiums et sorciers reçoivent de leur clientèle, qui est très nombreuse, une contribution qui leur permet non seulement de couvrir tous les frais, mais encore d'économiser pour leur fortune personnelle. Si leur nombre ne se multiplie pas trop, c'est parce qu'on croit la profession peu favorable au bonheur de la famille.

Pour un observateur superficiel, les Annamites paraissent des pratiquants fervents, qui fréquentent les temples avec un esprit religieux très développé. La vérité est que, s'ils pratiquent tous ces cultes à la fois, ils ne sont croyants que d'une façon tout à fait relative. D'abord il faut remarquer que ces cultes n'ont pas tous la même faveur chez les hommes. Ainsi les mandarins qui ser vent Confucius, soit par devoir de leur charge, soit parce qu'ils regardent la pratique de son culte comme un apanage de leurs fonctions, ne font guère de sacrifice au Buddha, aux génies protecteurs ou aux autres esprits ; c'est peut- être qu'ils ne laissent pas au fond d'eux-mêmes de se croire supérieurs à ces génies, étant chargés annuellement de les proposer au roi pour une récom pense honorifique. Et s'il se trouve des mandarins qui s'occupent par exemple de la construction d'un temple dédié à un génie, c'est moins par désir de se concilier ses bonnes grâces que pour s'illustrer eux-mêmes : ils ne manqueront pas de faire commémorer leurs services par une stèle érigée dans l'enceinte du temple. Au village, ce sont les notables qui officient dans le đình, et ce sont les vieilles femmes qui ofiîcient dans le chùa. Les notables ne viennent faire des lạy devant le Buddha, et les femmes devant les génies protecteurs que les jours de grands sacrifices.

Les édifices affectés à ces cultes sont très nombreux au Tonkin. On en voit partout, dans l'intérieur des villages, au milieu des rizières, sur le bord des routes. Il y en a de toutes dimensions, depuis de vastes bâtiments s'étendant dans des parcs séculaires jusqu'aux simples niches logées dans un tronc d'arbre et aux blocs de maçonnerie au coin des chemins. Les Européens les désignent sous les noms génériques de temples ou de pagodes et pagodons. Les Annamites ont pour chacun d'eux un nom spécial, et il leur suffit ordinairement d'entendre prononcer ce nom pour connaître la nature et l'importance du monument qu'il désigne. Mais tous ces termes n'ont pas toujours un sens bien fixe. Certains qui s'appliquent à des édifices déterminés dans une région, peuvent s'appliquer à des édifices différents dans une autre; ceux de đền et miếu notamment sont souvent pris l'un pour l'autre. Voici la nomenclature généralement adoptée au Tonkin (7).

Le đình 亭 est la maison communale. II comprend d'abord un bâtiment renfermant l'autel du ou des génies protecteurs du village, puis de vastes salles servant pour la fête et pour les réunions des notables.

Le đền U+21474 est un temple national ou régional, de dimensions considérable élevé à la mémoire d'un roi, d'un génie ou d'un personnage célèbre qui a rendu un service aux habitants. Un đền affecté au culte d'un génie féminin est quelquefois appelé phủ 府 (Phủ-giầy dédié à Liễu-hạnh, au Nam-định).

Le chùa 厨 est un temple bouddhique, qui comprend un ensemble de bâtiments, généralement en briques, avec les statues composant le panthéon bouddhique annamite, le clocher et les bonzeries. Un petit chùa élevé dans un endroit désert, au pied d'une montagne ou à la lisière d'un bois, s'appelle am 庵. Quand il est construit à proximité des cimetières et réservé au culte des âmes errantes et abandonnées (preta), on l'appelle chùa âm hồn 厨陰魂 (pagode des âmes des ombres) ou am chúng sinh 庵衆生 (pagode de tous les êtres, c'est-à-dire spécialement des âmes abandonnées).

Le miếu 廟 est un petit temple, réduit quelquefois aux proportions d'une niche ou un simple bloc maçonné, élevé au milieu des champs, au pied d'un arbre, et dédié au génie de l'agriculture, au génie du sol, ou aux personnes mortes de mort violente. Dans ce dernier cas, le temple peut être appelé miễu.

Le điện 殿 est un đền de moindre importance dédié aux lieutenants de Trần Hưng-Đạo, ou aux esprits infernaux, patrons des sorciers ; il est le plus souvent la propriété de particuliers et s'élève près de l'habitation ou dans l'habitation même.

Le tĩnh 靖, voué au culte des chư vị, est ordinairement, comme le điện, la propriété de particuliers.

Le cây hương ou cây nhang U+23603香 (arbre d'encens, arbre de parfum), infime pagodon ou trône de maçonnerie construit au bas de la pente du toit, ou perché sur un pilier au milieu de la cour ou du jardin, est dédié aux esprits de l'air, ou aux constellations qui président à la vie des femmes de la maison.

Le văn-miếu 文廟 est un đền affecté au culte de Confucius et de ses disciples, élevé dans chaque chef-lieu de province. C'est le temple de la littérature. Chaque phủ ou huyện possède le sien : c'est le văn-chỉ 文址 (base de la littérature) ; celui du canton ou du village s'appelle từ-chỉ 祠址 (base du temple [de la littérature]).

Nous avons omis à dessein les đàn xã-tắc 壇社稷 (esplanades pour le sacrifice au Ciel et à la Terre) et l'autel pour le sacrifice du tịch-điền 籍田 (labourage des rizières par les mandarins), ces édifices n'existant plus ou étant abandonnés depuis longtemps au Tonkin. Nous n'avons pas parlé non plus des vọng-cung 望宮 (palais d'attente) ou hành-cung 行宮 (palais pour le passage), construits au chef-lieu de chaque province, et que les Européens désignent sous le nom impropre de pagodes royales. Bien que se rapprochant des đền par l'ordonnance de leurs pièces, ce ne sont pas à proprement parler des édifices religieux. Comme leur nom l'indique, ils sont essentiellement destinés à recevoir le roi quand celui-ci est de passage dans la province ; et l'occasionen est devenue fort rare. Les mandarins y font des lạy à l'adresse du roi le jour de l'an, à la réception des calendriers (8) distribués par la Cour, ainsi qu'au printemps et à l'automne.

De tous ces édifices religieux, le plus important et le plus intéressant est, selon nous, le đình. Nous ne pouvons mieux faire, pour résumer la nature et le rôle du đình dans la vie annamite, que de reproduire ici les termes mêmes par lesquels M. Giran l'a sommairement défini : « Le đình où demeure le génie protecteur de chaque village, est le foyer de la vie collective de la communauté ; c'est là que se font les réunions des notables, que se traitent les questions d'administration ou de justice intérieure ; c'est là que se font les cérémonies religieuses, que s'accomplissent, en un mot, tous les actes qui sont la vie de la société annamite. Le génie protecteur représente de manière sensible la somme des souvenirs communs, des aspirations communes ; il incarne la règle, la coutume, la morale, et en même temps la sanction ; c'est lui qui punit ou récompense selon qu'on enfreint ou qu'on observe ses lois. Il est en fin de compte la personnification de cette autorité supérieure qui a sa source, qui tire sa force de la société même. De plus il est le lien de tous les membres de la communauté ; il en fait un bloc, une sorte de personnalité morale dont tous les attributs essentiels se retrouvent dans chaque individu. » (9)

Mais si certains édifices religieux (đền, chùa, văn-miếu) ont été étudiés avec beaucoup de détails par des auteurs européens, il n'en est pas de même du đình. Il n'existe pas, à notre connaissance, d'étude d'ensemble relative à ce dernier où soient donnés à la fois le détail des bâtiments et des objets de culte, ainsi que le caractère des génies et des sacrifices en leur honneur. Nous nous sommes efforcé, dans l'étude suivante, de donner de ce monument et de son rôle dans la vie annamite, une monographie assez complète pour combler cette lacune, tout en nous limitant au đình du Delta tonkinois.




(1) Chap. 85-96. Sur le Hội điển, cf. BEFEO., IV, pp. 655-656.

(2) V. la traduction de C. de Harlez, Livre des rites domestiques chinois, Paris, Le roux, 1889 (Bibl. Orient. Elzév., LX).

(3) Le Thọ-mai gia-lễ, « Les rites familiaux de Thọ-mai », est, dans son ensemble, le Kia-li adapté aux coutumes du pays ; il contient un appendice consacré au cérémonial du mariage, aux sacrifices aux génies, aux patrons de métiers, etc. Cet ouvrage, rédigé partie en caractères, partie en nôm, a pour auteur un certain Hồ-gia-Tân 胡嘉賓, originaire du village de Trung-lập 中立, huyện de Đường-hào 唐豪, xứ de Hải-dương 海陽, qui a passé une grande partie de sa vie au village de Hồng-mai 紅梅, huyện de Thọ-xương 壽昌 (phủ de Phụng-thiên 奉天, aujourd'hui Hanoi). Son pseudonyme littéraire : Thọ-mai cư-sĩ 壽梅居士 « lettré demeurant à Thọ-mai », est formé du premier des deux caractères composant le nom de Thọ-xương et du second caractère de celui de Hồng-mai.

M. Thiện-đình (Nghi-lễ phổ thông in Nam~Phong, no 146, janvier 1930, p. 45), attribue, par suite d'une confusion, le Thọ-mai gia-lễ à Hồ-sĩ-Dương 胡士揚, auteur du Hồ thượng-thư gia-lễ 胡尙書家禮 « Les rites familiaux du ministre Hồ ». Ce dernier, originaire du village de Hoàn-hậu 完厚, huyện de Quỳnh-lưu, xứ de Nghệ-an, fut reçu docteur (tiến-sĩ 進士) en la 4e année Khánh-đức 慶徳 de Lê Thần-tôn 棃神宗 (1652), et remplit les fonctions de ministre de la justice (cf. Đỉnh khiết đại Việt lịch triều đăng khoa lục 鼎鍥大越歷朝登科錄, q. 3, p. 17) alors que Hồ-gia-Tân n'avait que le titre de hồng-lô tự tự ban 鴻臚寺序班 (agent de bureau du 9e degré, 1ère classe sous les Lê, cf. Thiên Nam dư hạ tập 天南餘暇集, mss. de l'EFEO., q. 3, p. 67). Hồ-gia-Tân cite d'ailleurs Hồ-sĩ-Dương dans sa préface.

La partie du Thọ-mai gia-lễ relative aux funérailles a été traduite par le P. E.-C. Lesserteur, Rituel domestique des funérailles en Annam, Paris, Chaix, 1885.

(4) Sur le culte des chư vị, cf. Dumoutier, Essais sur les Tonkinois, Sorcellerie et divination (Rev. Indoch., 1908, 1er sem., pp. 22-76), et Giran, Magie et Religion annamites, pp. 267-296. Sur la légende de Liễu-hạnh, principal personnage dans le culte des chư vị, voir : Đào-thái-Нanh, La Déesse Liễu-hạnh (B. A. V. H., 1914, pp. 167-181). M. E. Gaspardone prépare une étude sur le culte de Liễu-hạnh et le pèlerinage de Phủ-giầy (BEFEO., XXIX, p. 469).

(5) Sur Trần Hưng-Đạo et ses lieutenants, v. Dumoutier, Les cultes annamites, pp. 74-83, et Giran, op. cit., pp. 430-433.

(6) Sur les thày phù-thủy et leurs patrons, cf. Dumoutier, Etudes d'ethnographie religieuse annamite (Actes du XIe Congrès International des Orientalistes, Paris, 1899, Extraits, pp. 275-409, ou Rev. Indoch., 1908, 1er sem., pp. 22-76) ; — Giran, op. cit., pp. 195-217 ; — Cadière, Croyances et pratiques religieuses des Annamites dans les environs de Hué, (BEFEO., XIX, 11, pp. 105 sq.). L'auteur donne p. 107-108 une description de pratiques religieuses des thày bùa.

(7) Dans cette nomenclature, les caractères chinois 亭 đình, 廟 miếu, 殿 điện, 府 phủ, 靖 tĩnh, sont donnés simplement comme des équivalents phonétiques des termes qu'ils désignent. Les autres termes qui n'ont pas de correspondants phonétiques sino-annamites sont représentés par des chữ nôm ou caractères démotiques.

(8) Nous empruntons au B. A. V. H., 1914-1923, p. 68, cette note relative à la distribution des calendriers: «La cérémonie Ban-Sóc 頒朔, ou distribution des calendriers officiels, a lieu le 1e jour de la 12e lune de chaque année. Les princes, les mandarins civils et militaires, en costume de cour, sont réunis au Ngọ-Môn. Un haut fonctionnaire du Ministère des Finances leur distribue les calendriers, Bửu-lịch 寶曆 et Khâm-thiên-giám-lịch 欽天監曆 ; les mandarins font les prosternations rituelles au trône. »

(9) Giran, Magie et Religion annamites, pp. 334-335.