Il se trouve que, dès 1887, à Varsovie, dans un pays alors rayé de la carte et sous occupation, en proie à des conflits inter-ethniques fréquents et cruels, le Dr Zamenhof eut lui-même l’audace d’espérer lorsqu’il publia son premier manuel de "Langue Internationale" sous le pseudonyme "Doktoro Esperanto" : ce qui se traduit par “le docteur qui espère“. Certes, l’espoir ne suffit pas à lui seul. Lorsque se sont éteintes les bougies de la volonté, de la recherche d’issues aux difficultés, la bougie de l’espoir est la dernière qui reste allumée et à pouvoir rallumer les autres.

Durant la campagne présidentielle, Barack Obama avait dit ne pas parler de langue étrangère et ajouté "C'est embarrassant !". Plus de 120 ans après la proposition du Dr Zamenhof, des gens instruits et occupant les plus hautes fonctions en sont réduits, à cause des préjugés, des tabous, des idées préconçues, des entraves de toutes sortes, à être encore incapables de dialoguer convenablement et directement avec n’importe quel habitant de la Terre, et même avec d’autres chefs d’États, à apparaître plus stupides qu’ils ne le sont lorsqu’ils tentent de s’exprimer dans une langue autre que la leur.


En 1910, à l’occasion du Congrès Universel d’Espéranto qui se tint à Washington, Zamenhof avait visité le quartier de Harlem à New York. Il avait alors eu une autre approche du racisme avec les problèmes des Noirs. En 1911, à Londres, le congrès universel des races, auquel le Dr Zamenhof avait adressé un mémoire, approuva une résolution en faveur de l'espéranto exprimant le souhait que tous les participants "exigent de leurs gouvernements l'introduction de la langue internationale dans les programmes scolaires". Dans ce mémoire, Zamenhof avait déjà pressenti le jour où le racisme s’éteindra en raison du nombre d’hommes de race noire qui atteindront un niveau élevé de culture et qu’alors, “très certainement, le mépris et l’antipathie actuels laisseront la place au respect“ (3) . Cette évolution prévue par Zamenhof a ouvert la voie, presque un siècle plus tard, à l’élection de Barack Obama. Aujourd’hui, ce qui était alors inimaginable vient d’arriver aux États-Unis avec un président métis que certains disent noir.


Des gens à qui n’ont pourtant pas manqué les moyens pour apprendre l’anglais, tels que Sarkozy, son premier ministre François Fillon, Berlusconi et bien d’autres, provoquent plutôt le rire ou la condescendance lorsqu’ils tentent d’en faire usage. Une vidéo circule sur la Toile sous le titre “Nicolas Sarkozy ridicule essayant de parler anglais“ (4). Ces gens ne se rendent pas compte que leur discours sonne faux. Il suffit de voir, sur Internet, des vidéos sur Berlusconi parlant avec volubilité en italien, puis de le voir avec George Bush, s’exprimant au mot à mot en anglais, chaque mot étant péniblement trouvé et correspondant plus ou moins à sa pensée (5)… en supposant qu’il en ait une.


À New York, après l’attentat du 11 septembre 2001, Jacques Chirac, qui n’est pourtant pas un indigent mental, s’est humblement excusé de parler en français après avoir avoué "My English is not very good" (Mon anglais n’est pas très bon). En 1997, lors d’un entretien accordé à "Mon Quotidien", journal destiné aux enfants de 10-15 ans, un élève lui avait demandé s’il parlait l’anglais lors de ses séjours à l’étranger. Chirac répondit sans ambiguïté :
- "Oui, avec mes amis, mais jamais dans les discussions officielles, car je ne parle pas parfaitement cette langue et ce serait un handicap. Pour les sujets sérieux, il faut être sûr d’être bien compris". (6)


À Davos, en 2008, François Fillon n’avait eu l’audace de prononcer que cinq mots en anglais. Précisément en ce moment, alors que ce sommet se déroule du 28 janvier au 1er février, le gouvernement français est représenté par Christine Lagarde qui a très longtemps séjourné aux États-Unis et travaillé dans cette langue. Elle est de ce fait très à l’aise en anglais. Mais combien de citoyens de divers pays peuvent séjourner longtemps dans un pays anglophone, à moins d’en devenir citoyens ? Et qui profite de cette situation alors que l’on devrait plus que jamais oeuvrer pour un monde équitable et décentralisé ? Comment peut-on s’étonner de la fuite des cerveaux qui est catastrophique pour bon nombre de pays ? Publié en 2005 sur commande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, le rapport Grin avait bien fait état du désavantage qui résulte de “la position dominante des anglophones dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais“.

Certains osent encore nommer “internationale“ une langue que la plupart de ceux qui l’ont apprise n’osent pas utiliser après des années d’étude et un conditionnement sans précédent. Quand de tels problèmes existent au niveau le plus élevé, il y a lieu de se poser des questions par rapport aux citoyens de divers pays déjà confrontés aux problèmes de compréhension.

Actuellement, l’Obamamania focalise les regards du monde entier vers les États-Unis. Il est certain que cette situation renforce la fascination et la position de l’anglais. Le premier ministre britannique Gordon Brown s’efforce pour sa part de faire passer l’anglais pour une langue “choisie “ alors que le choix des langues est de plus en plus entravé dans les établissements d’enseignement. Dans la conclusion d’une de ses déclarations, Brown affirme que l’anglais est “La langue qui aide le monde, à parler, rire et communiquer ensemble“ (7) alors que c'est plutôt la langue qui aligne le monde sur la façon anglo-américaine de penser, de voir et de façonner le monde. En somme, le monde est perçu par Washington et Londres comme un vaste territoire à coloniser.


Tout ceci est en parfaite continuité avec les directives de la Conférence anglo-américaine de 1961 qui visait à inculquer à tous les autres peuples "une autre vision du monde", à faire en sorte que l’anglais devienne “la langue dominante". Le rapport de cette conférence indiquait ainsi la marche à suivre : "la langue maternelle sera étudiée chronologiquement la première, mais ensuite l’anglais, par la vertu de son usage et de ses fonctions, deviendra la langue primordiale". Pour comprendre la suite, il faut savoir que le “Centre“ désignait les États-Unis et la Grande-Bretagne. Le reste du monde était nommé “Périphérie“ : "Le rapport proclame que ce Centre a le monopole de langue, de culture et d’expertise, et ne devrait pas tolérer de résistance contre le règne de l’anglais" (...) "Si des Ministres de l’Éducation nationale, aveuglés par le nationalisme [sic] refusent.... c’est le devoir du noyau des représentants anglophones de passer outre". Il s’agissait donc bien de faire passer l’anglais en force, voire par la force.

En 1997, David Rothkopf, conseiller de l’administration Clinton, avait écrit : “Il y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient américaines; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent.“ (8) En somme, peu importe si le reste du monde, c’est-à-dire plus de 95% de l’humanité, ne s’y reconnaît pas.

Pour sa part, Margaret Tchatcher, qui a encensé ce capitalisme à qui notre planète doit d’être aujourd’hui dans une crise majeure, avait dit en 2000 lors d’une conférence aux États-Unis : "Au XIème siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon."(9)


Et c’est précisément en Angleterre, le seul pays de l’Union européenne à ne pas attacher d’importance à l’enseignement des langues et le moins engagé dans la construction de l’Union européenne, que Xavier Darcos, notre ministre de l’Éducation nationale, se rend pour chercher de l’inspiration sur l’enseignement des langues ! Mais il a déjà montré une certaine aptitude à affirmer une chose avec une belle assurance et, quelques secondes plus tard… son contraire.


Comme Sarkozy, Fillon et une multitude d’autres, Darcos fait partie de ces gens n’ont rien vu et connu d’autre que l’anglais et qui sont incapables d’imaginer autre chose. Ce comportement ne manque pas de rappeler l’allégorie de la caverne de Platon ainsi décrite dans Wikipédia :


Dans une demeure souterraine, en forme de caverne, des hommes sont enchaînés. Ne nous ressemblent-ils pas ? Ils n'ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos.
Que l'un d'entre eux soit libéré de force de ses chaînes et soit accompagné vers la sortie, il sera d'abord cruellement ébloui par une lumière qu'il n'a pas l'habitude de supporter. Il souffrira de tous les changements. Il résistera et ne parviendra pas à percevoir ce que l'on veut lui montrer. Alors, ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ? S'il persiste, il s'accoutumera. Il pourra voir le monde dans sa réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, ce n'est qu'en se faisant violence qu'il retournera auprès de ses semblables. Mais ceux-ci, incapables d'imaginer ce qui lui est arrivé, le recevront très mal et refuseront de le croire : ne le tueront-ils pas ?


Willem Drees (1886-1988) fait partie de ceux qui sont sortis de la caverne. Ancien premier ministre social-démocrate des Pays-Bas, artisan du relèvement de ce pays à partir de 1947, il parlait couramment l’espéranto. À propos de la question de communication entre les peuples, il avait déclaré “Nous devons enfin avoir une langue commune pour l’utilisation internationale et, aussi séduisante que puisse paraître l’idée de choisir pour cette langue internationale l’une de celles qui sont déjà parlées par des centaines de millions d’hommes, je suis malgré tout convaincu qu’une langue neutre telle que l’espéranto — devant laquelle tous les hommes se trouvent égaux en droits — est préférable.


En 1970, alors qu’il était président de la république d’Autriche, lors d’un discours prononcé en espéranto, Franz Jonas avait mis en garde, contre les méthodes d’amateurs dans le domaine de la compréhension internationale : “Bien que la vie internationale devienne toujours plus intense, le monde officiel perpétue les vieilles et inadéquates méthodes de compréhension linguistique. Il est vrai que la technique moderne contribue à faciliter la tâche des interprètes professionnels lors des congrès, mais rien de plus. Leurs moyens techniques sont des jouets inadaptés par rapport à la tâche d’ampleur mondiale à accomplir, c’est-à-dire surmonter les barrières entre les peuples, entre des millions d’hommes.” (10) Franz Jonas avait appris l’espéranto vers l’âge de 20 ans, quand il était militant social-démocrate.


De Zamenhof à Gandhi

Zamenhof s'inscrit dans cette lignée d'humanistes, de penseurs, de précurseurs, de visionnaires et de bienfaiteurs de l'humanité tels que le furent, par exemple, Érasme et Comenius.

En 1960, l'Unesco l’a célébré en tant que "personnalité importante universellement reconnue dans les domaines de l'éducation, de la science et de la culture". La Conférence Générale de l’Unesco a voté deux recommandations en faveur de l’enseignement de l’espéranto, en 1954 et 1985.

En plus d’avoir proposé une langue au monde, Zamenhof s’est penché aussi sur la question religieuse. Il avait pu se rendre compte, et ceci dès son enfance, que la religion en surdose, comme le nationalisme, peut être pas moins malfaisante, meurtrière et dangereuse que l’alcool, le tabac et la drogue. On peut ajouter avec regret que le tabac a lui-même abrégé la vie du Dr Zamenhof de plusieurs années.


Alors qu'il était Juif, mais se considérait comme un “libre-croyant“, Zamenhof eut l'audace en 1905, de rédiger un poème en espéranto (11) qui allait bien au-delà de l’œcuménisme apparu quelques décennies plus tard et dont voici la dernière strophe avec sa traduction :

Kuniĝu la fratoj, plektiĝu la manoj,
Antaŭen kun pacaj armiloj !
Kristanoj, hebreoj, aŭ mahometanoj
Ni ĉiuj de Di' estas filoj.
Ni ĉiam memoru pri bon' de l'homaro,
Kaj malgraŭ malhelpoj, sen halto kaj staro
Al la frata celo ni iru obstine
Antaŭen, senfine !

Que les frères s’unissent, que les mains se tendent.
En avant, avec des armes pacifiques !
Chrétiens, juifs ou musulmans,
Nous sommes tous les fils de Dieu.
Souvenons-nous toujours du bien de l’humanité
Et, malgré l’insuccès, sans halte ni repos,
Au but fraternel, marchons obstinément.
En avant, jusqu’au bout !

C’est là un autre aspect de l’actualité de la pensée du Dr Zamenhof. Le rapport entre les religions évolue dans le sens qu’il avait déjà imaginé. Des esprits ouverts et équilibrés existent partout dans le monde.


Avant la chute du shah d’Iran, le 5 novembre 1977, conscient de la nécessité de changements et de la modernisation de l’Iran, un ayatollah modéré, Kazem Shariatmadari, l’un des guides spirituels majeurs des chiites iraniens, avait dit au professeur M.H. Saheb-Zamani, éminent sociologue de l’Université de Téhéran, artisan de la renaissance de l’espéranto dans ce pays : “L’espéranto n’est pas une religion, une philosophie ou une idéologie, et il n’est vraiment pas même une fin en soi, mais un moyen qui peut aider à la réalisation de la paix dans le monde et de la compréhension internationale. J’espère que tous les dirigeants du monde reconnaîtront la valeur de l’espéranto pour la compréhension internationale et leur responsabilité devant les peuples pour réaliser son potentiel.

Dès 1906, très inspiré depuis une dizaine d'années par la pensée du patriarche Hillel (13), sous le titre "Hilelismo", Zamenhof avait publié un ouvrage qui en définissait ainsi les principes :


L'Hillélisme est un enseignement qui, sans éloigner l'homme de sa patrie naturelle, ni de sa langue, ni de sa religion, lui permet d'éviter tout reniement et toute contradiction dans ses principes nationaux ou religieux et de communiquer avec des hommes de toutes les langues et de toutes les religions sur une base neutre, selon des principes de fraternité, d'égalité et de justice réciproques.“ (14)


En plus de ses écrits sur l'espéranto et de ses traductions d'oeuvres de divers pays, sa pensée reflète un humanisme qui reste méconnu et qu'il conviendrait de porter à la connaissance du public, des croyants comme des non croyants, et en particulier de la jeunesse, par exemple cet extrait de son discours d'ouverture du Congrès Universel d’Espéranto de Genève, en 1906, à propos de pogroms qui avaient eu lieu dans sa ville natale, Bialystok :


Dans les rues, des sauvages armés de haches et de barres de fer se jetaient bestialement contre de paisibles habitants dont la seule faute était de parler une autre langue et de pratiquer une autre religion qu'eux. Pour cela, on fracassait les crânes, on crevait les yeux d’hommes, de femmes, de vieillards impotents et d'enfants sans défense (...)
De toute évidence, la responsabilité en retombe sur ces abominables criminels qui, par les moyens les plus vils et les plus fourbes, par des calomnies et des mensonges massivement répandus, ont créé artificieusement une haine terrible entre les peuples. Mais les plus grands mensonges et calomnies pourraient-ils donner de tels fruits si les peuples se connaissaient bien les uns les autres, si entre eux ne se dressaient des murs épais et élevés qui les empêchent de communiquer librement et de voir que les membres des autres peuples sont des hommes tout à fait semblables à ceux de notre propre peuple, que leur littérature ne prêche pas de terribles crimes mais la même éthique et les mêmes idéaux que la nôtre ?
“ (15)

Beaucoup de convergences apparaissent entre la pensée de Zamenhof et celle de Gandhi. Gandhi avait écrit en 1928 : “Je m'oppose à la violence parce que lorsqu'elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n'est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent“.

Lors d'un discours prononcé au Guildhall, à Londres, en 1907, Zamenhof avait mis en garde contre le chauvinisme :


Tandis que le pseudo-patriotisme, c'est-à-dire le chauvinisme ethnique, fait partie de cette haine commune qui détruit tout dans le monde, le vrai patriotisme fait partie de ce grand amour universel qui construit, préserve et rend heureux. L'espérantisme, qui prêche l'amour, et le patriotisme qui prêche aussi l'amour, ne pourront jamais être ennemis.
Chacun peut nous parler de toute forme d'amour, et nous l'écouterons avec reconnaissance; mais lorsque ce sont des chauvinistes qui nous parlent d'amour de la patrie, ces représentants d'une haine abominable, ces démons des ténèbres qui incitent les hommes contre les hommes, non seulement entre les pays, mais aussi dans leur propre patrie, alors nous nous en détournons avec la plus grande indignation. Vous, noirs semeurs de discorde, ne parlez seulement que de haine contre tout ce qui n'est pas à vous; vous parlez d'égoïsme, mais n'utilisez jamais le mot "amour" car, dans votre bouche, ce mot sacré se salit
“. (17)


Dans son ouvrage intitulé "Hilelismo", Zamenhof avait exposé une éthique morale, inspirée par Hillel, considérant l'homme comme un citoyen de l'humanité :


Article 2 : “Je crois que tous les peuples sont égaux et je n’apprécie chaque homme que par sa valeur personnelle et ses actes mais pas par son origine. Je considère comme barbare toute offense ou persécution à l’égard d’un homme parce qu’il appartient à un peuple, avec une langue ou religion autres que les miens“. (18)


Dans l’article 10, il évoquait ainsi la question religieuse : “Je suis conscient que chaque homme appartient à telle ou telle tradition religieuse non point par ce qu’elle répond le mieux à ses convictions personnelles, mais seulement parce qu’il est né en elle, et que l’essence de toutes les religions est la même, et elles se distinguent les unes des autres par des légendes et des moeurs indépendants du choix de l’homme.“ (19)


Ceci donc bien avant que Gandhi n'écrive, en 1938 : “Une étude détaillée des principes fondamentaux de toutes les religions a prouvé qu'elles reposent toutes également sur les mêmes lois morales éternelles“ . (20)

La courte période durant laquelle Zamenhof milita pour le sionisme, alors qu’il était étudiant en médecine, lui a vraisemblablement suffit pour craindre que le futur État sioniste ne pouvait être fondé que sur la violence et ne survivre que par elle. En 1914, la Ligue Juive avait invité le Dr Zamenhof à participer à sa réunion de fondation, à Paris. La réponse par laquelle il avait décliné cette invitation peut aider à comprendre aujourd'hui, avec les événements de Gaza, combien il avait pressenti la situation actuelle, sans issue :

Je ne peux malheureusement pas vous donner mon adhésion. Suivant mes convictions, je suis homarano [c’à-d. un membre de l'humanité] et ne peux adhérer aux objectifs et aux idéaux de quelque groupe ou religion que ce soit… Je suis profondément convaincu que tout nationalisme ne peut apporter à l’humanité que de plus grands malheurs et que le but de tous les hommes devrait être de créer une humanité fraternelle. Il est vrai que le nationalisme des peuples opprimés – en tant que réaction naturelle de défense – est bien plus pardonnable que celui des oppresseurs; mais si le nationalisme des forts est ignoble, celui des faibles est imprudent… L’un engendre l’autre et le renforce, et tous deux finissent par créer un cercle vicieux de malheurs dont l’humanité ne sortira jamais à moins que chacun de nous ne sacrifie son propre égoïsme de groupe et ne s’efforce de se placer sur un terrain tout à fait neutre… C’est pourquoi – bien que je sois déchiré par les souffrances de mon peuple – je ne souhaite pas avoir de rapports avec le nationalisme juif et désire n’œuvrer qu’en faveur d’une justice absolue entre les êtres humains. Je suis profondément convaincu que, ce faisant, je contribuerai bien mieux au bonheur de mon peuple que par une activité nationaliste.“ (21)


Cette réponse de Zamenhof à propos du nationalisme peut être comparée à cette pensée exprimée plus tard par Gandhi : “Il n'y a pas de raison de ne pas étendre notre service envers notre prochain au-delà des frontières tracées par les États. Dieu n'a jamais dessiné ces frontières.“ (22)


Dans son "Appel aux Diplomates" en 1915, Zamenhof avait tenu à rappeler que “la fraternisation entre hommes libres et égaux en droits est facile, mais lorsque les uns se comportent en dominateurs à l’égard des autres, tout cela est impossible.“ (23)

Le message de Zamenhof peut être compris par tous les peuples, par les croyants comme par les non croyants, et il suscite le respect de ceux qui en prennent connaissance. Disciple de Gandhi, le grand réformateur social et philosophe indien Vinoba Bhave, qui avait étudié l’espéranto, voyait en lui un "mahatma" (une grande âme), terme utilisé pour désigner Gandhi ou des personnes ayant une stature morale comparable.


En 1918, un an après la mort du Dr Zamenhof, lors d’une réunion commémorative, Herbert George Wells avait lui aussi exprimé son estime envers “L’un des plus nobles spécimens de cet idéalisme international qui est le don naturel du monde juif à l’humanité“ . (24)

Passionné par la recherche de la vérité, le généticien Jean Rostand avait lui aussi perçu la profondeur d'un message et d’une langue qui trouvent leurs origines dans le cœur et l’esprit d'un enfant né dans un pays sous occupation, rayé de la carte : “C'est avec une grande satisfaction que je m'associe à tous ceux qui souhaitent de voir se généraliser l'étude d'une langue internationale, capable de faciliter les échanges culturels entre les nations. Je ne doute pas qu'en travaillant pour la diffusion de l'espéranto, on ne travaille aussi pour une meilleure transmission du savoir et pour la compréhension mutuelle des peuples. L'unité de l'espèce humaine appelle la communauté de langage. Pour ma part, j'espère que le moment n'est pas loin où tous les hommes pourront communiquer entre eux par l'espéranto.” (25)


En tout ceci, ne trouve-t-on pas la justification de cet avis exprimé par Umberto Eco, professeur au Collège de France ? :
L’histoire et l’idéologie de l’espéranto me semblent des phénomènes intéressants : c’est là son côté inconnu. Les gens perçoivent toujours l’espéranto comme la proposition d’un instrument. Ils ne savent rien de l’élan idéal qui l’anime. C’est pourtant la biographie de Zamenhof qui m’a enchanté. Il faudrait que l’on fasse mieux connaître cet aspect-là !… Le côté historico-idéologique de l’espéranto reste foncièrement inconnu.“ (26)

Malgré le recul de l’obscurantisme, la religion a eu trop souvent et a encore trop souvent, l’aspect d’une exploitation du mystère, de la crédulité, de la naïveté, des superstitions. Au moment où des affiches apparaissent çà-et-là à propos de l’existence ou de la non-existence de Dieu, nul ne peut apporter une réponse satisfaisante. Zamenhof définissait Dieu d'une manière telle que même un athée ayant foi en l'homme pourrait reconnaître sa recherche à travers “cette Force suprême incompréhensible qui régit le monde et dont je peux m'expliquer l'essence, selon ce que me dictent ma raison et mon cœur“ . (27)

Comme en écho, Gandhi écrivait en 1920 : “Je rejette toute doctrine religieuse qui ne fait pas appel à la raison et qui se trouve en conflit avec la moralité“. (28)


“Dieu“ n'est-il pas en fait qu'un nom conventionnel désignant une aspiration à la perfection que tout être humain, même non croyant, peut ressentir ? Peu importe en quoi il trouve la force et la volonté de se comporter avec altruisme, avec humanité et avec civisme. L’important n’est-il pas de croire d’abord en l’homme, d’être homme d’abord ? N'est-il pas temps de mettre fin à tant de crimes et d’incitations au crime que des hommes ont commis et continuent de commettre au nom d'un dieu nommé différemment ?


Embobiné et endoctriné par des religieux, Bush eut le culot de se prétendre investi d’une “mission divinepour déclencher, sur la base de mensonges, la guerre d’Irak qui peut être considérée comme un pas vers la “privatisation “ de la guerre avec son cortège d’entreprises de pillage, d’organisations paramilitaires et de mercenaires. Cette exploitation criminelle du nom de Dieu eu lieu trois années seulement après le début du 21ème siècle et du troisième millénaire, alors que des souhaits et des espoirs s’étaient exprimés trois ans plus tôt à travers le monde afin que ce siècle et ce millénaire soient enfin ceux de la paix.


Une autre identité de pensée entre Zamenhof et Gandhi est perceptible aussi dans le fait que le mahathma avait écrit : “Pour moi, le patriotisme est la même chose que l'humanité.“ (29)


Dans la conclusion à sa biographie de Gandhi , Edmond Privat, qui connut et rencontra le Dr Zamenhof et Gandhi, avait rappelé un avis d’Albert Einstein selon lequel nous devons maintenant choisir entre la voie de Gandhi ou la destruction finale.


Le Web 2.0 de la communication linguistique

Il y a un autre domaine où la Langue Internationale est d’actualité. Depuis ses origines, avec plus ou moins un siècle d’avance, l’espéranto va dans le sens du libre partage des informations et des connaissances, de la coopération et aussi des techniques de communication telles que les logiciels libres, l’encyclopédie libre Wikipédia, le Web 2.0. C’est la langue des échanges directs, sans intermédiaires, à la portée de tous et non réservée à une élite, la moins vorace en temps et en moyens pour accéder à une communication horizontale et multidirectionnelle, à l’inverse de la communication unidirectionnelle verticale de haut en bas.

Le Web 2.0 désigne une évolution du web, nommé aussi la “Toile“, enrichie par de nombreuses possibilités. À la façon d’une toile d’araignée, avec un nombre infini de liens et de passerelles, le Web 2.0 permet le transfert, l’échange et le traitement quasi immédiat d’informations et de documents de toutes sortes (textes, photos, vidéos) dans toutes les directions. La caractéristique essentielle de Web 2.0 par rapport au web originel est d’être communautaire et interactif, il offre la possibilité au lecteur ou visiteur de ne plus être passif. Il rend l’échange possible non seulement du haut vers le bas, mais dans toutes les directions. Il va dans le sens de la démocratie directe et participative.


À l’origine, le web était exclusivement en anglais. Il fut ensuite largement dominé par l’anglais alors que le Web 2.0 accorde une place croissante aux langues autres que l’anglais. La proportion de l’anglais a chuté de près de 100% à moins de 35% en 2007 (31). La norme Unicode permet l’utilisation d’un très grand nombre de langues et de systèmes d’écriture. Par toutes ces nouveautés, la libre participation à des réalisations telles que Wikipedia, l’encyclopédie réticulaire en plus de 260 langues, dont l’espéranto, est ouverte chacun. Le Web 2.0 a ouvert la voie à la création de blogs qui, contrairement aux sites web, permettent l’échange d’idées et d’informations entre des personnes parfois très nombreuses, un travail collectif. La création d’AgoraVox a été possible grâce à cette évolution, de même que celle d’Ipernity, dont l’interface est utilisable en espéranto.


Une sorte de communauté sans frontières, ouverte aux échanges multidirectionnels, s’est constituée dès le début autour de la langue proposée au monde par le Dr Zamenhof. Et c’est bien son interactivité, son aspect multidirectionnel et son esprit d’équité et de partage des connaissances qui lui ont permis de vivre et de développer des applications là où tant d’autres tentatives de langues internationales ont échoué.

Henri Masson
au Café littéraire “La Marine“
de Choisy-le-Roi, 31 janvier 2009

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1. “The Audacity of Hope“, Edimbourg : Canongate Press Ltd. 01.02.2008. 384 p. ISBN. : 978-1-8476-7083-0

2. Paris : Presses de la Cité. 5 avril 2007. 368 p. ISBN : 978-2-258-07451-4

3. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Gentoj kaj Lingvo Internacia“ (p. 345-353), p. 347.

4. Sarkozy ridicule essayant de parler en anglais.

5. Sfuriata di Berlusconi in sala stampa contro i giornalisti (Colère de Berlusconi dans la salle de presse contre les journalistes).
Berlusconi legge in inglese (Berlusconi lit en anglais).
Berlusconi parla in inglese con Bush (Berlusconi parle en anglais avec Bush).

6. 25 septembre 1997.

7. "Gordon Brown : la nostalgie de l'Empire". Observatoire européen du plurilinguisme. Articles en anglais du “Guardian“ et du “Sun“ vec un titre plus évocateur: “MP Brown's english invasion“.

8. "In Praise of Cultural Imperialism ?", Foreign Policy, N° 107, Été 1997, pp. 38-53 : “Toward a Global Culture“.

9. Conférence sur le thème “A time for leadership“ (Le temps pour une position dirigeante), sous-titre “Decision time for Britain“ (L'heure des décisions pour la Grande-Bretagne) : “In this twenty-first century the dominant power is America; the global language is English; the pervasive economic model is Anglo-Saxon capitalism“, sur le site de Hoover Institution :
http://www.hoover.org/publications/digest/3492481.html
ou de la Margaret Thatcher Foundation :
http://www.margaretthatcher.org/speeches/displaydocument.asp?docid=108388

10. Discours d’ouverture du Congrès Universel d’espéranto à Vienne en 1970 (PDF). http://www.esperanto-gacond.ch/Claude_Gacond_Radioprelego_0360.pdf

11. “Preĝo sub la verda standardo“,“Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. P. 590.

12. Revue “Esperanto“, organe officiel de l’Universala Esperanto-Asocio. N° 865, janvier1978, p. 6.

13. Dit “Hillel l’Ancien“, né vers 70 avant notre ère et mort 10 ans après.

14. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. P. 316 : “Hilelismo“, 1906.

15. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Hilelismo“, 1906, p. 370.

16. "Young India", 21 mai 1928.

17. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Hilelismo“, 1906, p. 383.

18. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Hilelismo“, 1906, p. 316.

19. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Hilelismo“, 1906. p. 320 (c)

20. "Hind Swarâj or Indian Home Rule".

21. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. P. 344-345.

22. "Gandhiji in Indian Village". Mahadev Desai. Madras : S. Ganesan, 1927.

23. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Post la Granda Milito“ (p. 353-357) p.356.

24. “Zamenhof“. Marjorie Boulton. La Laguna de Tenerife : Stafeto. 1962. P. 236.

25. À l’occasion de la parution de la traduction en espéranto de son livre “Ce que je crois“ : “Tio, kion mi kredas“ Paris : UFE. 1962.

26. En introduction à “L’homme qui a défié Babel“. René Centassi, Henri Masson. Paris Ramsay, 1995. Seconde édition : Paris : L’Harmattan. 2001. Traduit et publié en espéranto (2001), coréen (2005), espagnol (2005), lituanien (2006), tchèque (2007).

27. “Originala Verkaro“. Leipzig : Ferdinand Hirt & Sohn. Œuvres collectées par Johann Dietterle. 1929. “Hilelismo“.“Hilelismo“,1906, p. 320. (Article 10 a).

28. "Young India", 21 juillet 1920.

29. "Ganesh".

30. “Vivo de Gandhi“ La Laguna de Tenerife : Stafeto. 160 p..1968.

31. Langues et cultures sur la Toile ― Étude 2007. Direction terminologie et industries de la langue - DTIL