Toujours pas de photo pour cette nouvelle histoire qui a mis plusieurs années à émerger. Je la portais depuis longtemps.

Il l'avait fait tant de fois en rêve. Tant de fois. Il se réveillait en sueur, le cœur résonnant dans sa poitrine, avec un mélange de soulagement et de déception. Mon Dieu, ce n'était qu'un rêve. Et merde. Ce n'était qu'un rêve. Debout.
C'est toujours là que dans son crâne retentissait la voix de son père. « Bon à rien. On ne fera jamais rien de toi, bon à rien. Tu ne seras jamais rien. » Pour le faire taire, la colère venait s'en mêler. Il tapait dans les murs. En regardant la cloison en lambris de la salle de bain, il doutait de parvenir à récupérer sa caution un jour.
« D'où te vient cette colère, Ismaël ? » lui avait un jour demandé Sophie. « Tu es un homme bon et doux, je te connais. Mais parfois je la vois qui arrive, cette colère, et alors tu me fais tellement peur. Si tu ne veux pas m'en parler, pourquoi n'essaierais-tu pas d'aller voir quelqu'un ? » Dans sa tête, son père avait éclaté d'un rire si tonitruant qu'il avait eu envie de la tuer. Cette pensée l'avait affolé et il avait presque été tenté de consulter à cause de cela , mais à cette époque il pensait encore pouvoir faire taire son père et rester maître de lui-même. Il avait lutté, vraiment. L'amour de Sophie, puis la venue d'Assia et de Noam l'avaient même fait tenir un temps. Mais son père demeurait le plus fort, comme lorsqu'enfant il se cachait sous son lit pour échapper à ses coups. « Un père, ça sait tout, et c'est là pour te faire rester dans le droit chemin » lui disait souvent le sien en le tirant de sous son lit et en ôtant son ceinturon. À la naissance des enfants, il s'était fait la promesse de ne jamais lever la main sur eux. Sur ce point aussi, il avait échoué.
Une femme peut trouver beaucoup d'excuses à son mari, mais lorsque la mère doit protéger ses enfants, c'est elle qui l'emporte. Sophie était partie un jour, pendant qu'il était au travail. En revenant du bureau ils n'étaient plus là. Une lettre sur la table de la salle à manger, comme dans un film. Pour quelle raison les séparations devaient-elles se faire ainsi, à contretemps, unilatéralement, sans aucun droit de réponse, s'était-il demandé en reposant la lettre et en jetant un coup d'oeil circulaire sur la pièce désormais vide de jouets, de rires et de cris.
Son regard était tombé sur ses mains, dont il faisait machinalement craquer les jointures, et sa bouche s'était contractée en un rictus qui tenait plus de la grimace que du sourire. Après cela, il s'était peu à peu désintéressé de son travail. Les objectifs annuels, les appels d'offre remportés, les primes... tout cela ne lui inspirait plus désormais qu'une grande lassitude. Après son licenciement, des mois de chômage et un test de personnalité, il s'était vu proposer ce poste de conducteur d'autocar. Une ligne de campagne, peu d'arrêts et un nombre de passagers limité. Cela lui convenait. Cependant il n'avait pas prévu à quel point ce travail l'achèverait. Il aspirait à la paix mais le silence et la solitude dans lesquels le plongeaient la conduite de ce car avaient en réalité fait la place belle à la colère. Ainsi passait-il l'essentiel de ses journées en lutte contre la voix de son père. « Conduire toute la journée... un travail de serviteur, de machine. Tsss... Bon à rien. » Ce sentiment d'être pris en tenaille, toute la journée, chaque jour que Dieu faisait. La souffrance, en permanence.
La première fois qu'il y avait pensé, cela avait été un éclair, fulgurant mais à peine conscient, en entamant la grande descente avant le pont. Ce matin-là, ce qui restait de bon en lui avait rejeté bien vite cette idée folle. Et comme d'habitude, son pied avait appuyé doucement sur le frein avant de rétrograder. Mais l'idée était là, désormais, plantée dans son crâne, la vilaine idée qui ne le lâcherait plus. Choisir l'autre pédale. Laisser le car prendre de la vitesse, comme sur le toboggan du parc de son enfance, et s'envoler tout au bout, dans le virage juste avant le pont. Emmener avec lui ses passagers, ces « autres », de la race de ceux qui l'avaient laissé aux mains de ce père violent, de ceux qui avaient prétendu l'aider pour se dégonfler ensuite face au personnage important, puissant et respecté qu'était son père. La colère enflait chaque jour, depuis ce matin-là, et la petite idée avait germé, grandi, s'était étoffée. Il repensait souvent à ce conte que lui lisait sa grand-mère lorsqu'il était enfant. Assis entre les jambes de Baba, il dévorait d'énormes dattes gorgées de sucre, pendant qu'elle lui racontait l'histoire de cet homme spolié par des villageois auxquels il avait rendu service, et qui était parti en emmenant avec lui tous les enfants du village.
La ligne de son autocar était fréquentée par un public assez hétéroclite : il y avait beaucoup de collégiens et de lycéens le matin et le soir, mais aussi des vieux, des parents avec leurs enfants, des campagnards qui n'avaient pas le permis. Des gens polis ou désagréables, enjoués ou discrets. Des gens.
C'est ce qui l'avait retenu jusqu'ici : ces individualités. Il s'était laissé attendrir par une gamine dont les yeux lui rappelaient ceux d'Assia, par une grand-mère qui lui évoquait Baba, par un homme cassé et vouté par une vie de labeur.
Aujourd'hui, il n'en serait rien.
Il répondit à peine aux passagers qui montèrent au dernier arrêt avant le pont. La colère avait enflé une bonne partie de la nuit, l'empêchant de dormir. Elle prenait désormais toute la place, et même la voix de son père avait du mal à se frayer un chemin jusqu'à lui. Va te faire foutre, papa. Va te faire foutre.
Arrivé en haut de la côte, son pied effleura le frein, par habitude. Puis appuya fermement sur l'accélérateur. Il fallut quelques secondes avant que les passagers ne comprennent que quelque chose clochait, que le car allait trop vite. Quelqu'un demanda ce qui se passait, un autre tenta de se lever mais fut immédiatement rassis au fond de son siège par un cahot de la route. La plupart des passagers restaient muets de terreur et s'accrochaient à leur siège lorsqu'arriva l'entrée du virage.
Le pied d'Ismaël écrasa le frein. Le car pila, tangua, les bagages valdinguèrent dans l'habitacle, il y eut des cris, des pleurs, mais personne ne semblait capable de bouger de son siège. Seul, Ismaël se leva, appuya sur le bouton d'ouverture de la porte et sortit sur le pont. Il enjamba le rail de sécurité endommagé par le frottement du car, jeta un dernier regard vers les passagers agglutinés aux vitres et repensa au conte de Baba en faisant un pas dans le vide. Finalement, il voyagerait seul.