L'ESPÉRANTO A L'INSTITUT DE CARTHAGE

CONFÉRENCE DE M. POULAIN


L'abondance des matières ne nous permet de donner que les principaux passages de la causerie faite par M. Poulain à la première réunion de notre Section espérantiste, le 8 janvier 1904 :

MESSIEURS,

Si vous avez lu les journaux de la fin d'année 1903, vous avez pu constater, comme moi, qu'on assiste en ce moment, sur tous les points du globe, non pas, Dieu merci ! à une levée de boucliers destinée à quelque sanglante épopée, mais bien, ce qui est un
spectacle beaucoup plus réjouissant, à la formation de nombreuses sociétés qui n'ont d'autre objet que de propager â l'envi les unes des autres la langue auxiliaire, 1'« Espéranto ».

C'est qu'en effet, il n'est pas d'hommes éclairés, vraiment épris de l'amour du progrès, qui n'aient compris tout de suite les immenses avantages que les peuples peuvent retirer dans l'avenir de l'usage d'un pareil instrument international.

Aussi, la Tunisie qui chérit et recherche tout ce qui peut l'arracher à la routine, cette sorte de joug séculaire et ancestral, et qui a la noble ambition de marcher de concert avec la France, dont elle est un des plus précieux joyaux, s'est-elle fait un devoir d'entrer dans ce mouvement général qui lui a paru d'autant plus irrésistible qu'il est actionné par les personnalités les plus considérables de l'époque. Il appartenait aux hautes notabilités de l'institut de Carthage de prendre cette initiative et de fonder, avec ses propres éléments, la Section espérantiste, et M. Nicolas, à qui nous devons cette initiative, s'arrachant à ses chers travaux archéologiques, n'a pas hésité à sacrifier un instant le passé pour songer à l'avenir.

En ce nouveau siècle de progrès et de vie intense où les peuples marchent à l'unité d'idée, poussés les uns vers les autres par cette force irrésistible qui résulte de l'accroissement et de la rapidité des moyens de communications, de l'évanouissement des frontières, de la facilité des contacts, de la diffusion des lumières, ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que la création d'une langue commune s'imposait aux relations internationales ? Et peut-on ne pas remarquer que la lingvo internacia arrive fort à propos et en temps opportun ? N'est-on pas tenté de considérer l'accueil qu'elle reçoit de toutes parts comme la conséquence, le corollaire en quelque sorte de la fameuse conférence de La Haye, provoquée, comme on le sait, en 1898, par le Tsar de Russie, la patrie d'origine de l'Espéranto ?

Tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de l'agriculture, du commerce et de l'industrie de ce pays apprécieront d'autant mieux les avantages incalculables qui peuvent résulter d'une campagne espérantiste que, d'abord, ils ne manqueront pas de comprendre
qu'elle peut ouvrir de nombreux débouchés aux produits agricoles et industriels de la Tunisie et qu'ensuite, — point essentiel, — l'Espéranto est d'une extrême simplicité : en quelques jours on apprend à le lire et à l'écrire, en quelques semaines à le parler. D'autre part, les membres de l'institut de Carthage, les lettrés, les penseurs, les savants de ce pays, ne l'apprécieront pas moins, s'ils considèrent qu'ils pourront aisément se mettre en relation avec toutes les sociétés savantes et les esprits les plus cultivés du monde.

Ce n'est pas seulement â notre époque que l'on a compris les avantages qui doivent infailliblement résulter d'une langue commune : l'utilité en fut reconnue il y a bien des siècles, et de même que l’Église, dans un ordre d'idées tout autre, il est vrai, avait imposé à tous les clercs de la Chrétienté l'étude du latin, l'Islam victorieux, de son côté, faisait tous ses efforts pour répandre la langue du Coran chez les peuples conquis.

Déjà aussi, à la suite de la Renaissance, les plus grands esprits, en France comme à l'étranger, Descartes, Leibnitz, puis, plus tard, Volney, de Girardin et tant d'autres, avaient eux-mêmes agité la question, mais sans aucun résultat. Il est évident que l'idée n'avait pas encore fait son chemin. et le plus grand nombre de gens n'hésitaient pas alors à la qualifier de chimérique. Mais aujourd'hui, il paraît incontestable aux esprits cultivés que ce qui a été fait pour la numération, pour la nomenclature chimique, aussi bien que pour le Code international des signaux maritimes, peut également se réaliser pour la langue internationale; toutefois, il convenait, avant tout, pour réussir, de ne pas s'arrêter à l'idée de choisir l'une des langues mortes, beaucoup trop compliquées, pas plus qu'une des langues vivantes. En ce qui concerne ces dernières, bien des siècles passeront encore, en effet, avant que l'on soit parvenu â faire taire l'amour-pr
opre des nations, l'esprit de rivalité patriotique; et si l'on n'a pas su s'entendre sur le choix d'un méridien unique, à plus forte raison serait-il plus difficile de se mettre d'accord sur celui d'une langue vivante.

Bien que parmi les nombreux systèmes de langue artificielle imaginés jusqu'à ce jour il s'en soit trouvé d'une réelle valeur, aucune ne parvint pourtant à sortir du domaine de la théorie pour entrer sérieusement dans celui de la pratique, sauf le Volapuk et l'Espéranto. Mais le Volapuk a vécu : écrasée par un vocabulaire inassimilable, par certaines formes grammaticales trop synthétiques et par l'influence prépondérante de la langue maternelle de son auteur, cette langue artificielle a fait elle-même complètement faillite. Seul, l'Espéranto reste actuellement debout et plein de vigueur. Au milieu des nombreuses épreuves qu'il a subies, il a montré une telle robustesse de tempérament que l'on peut affirmer sans restriction qu'il est â l'abri de tout échec dans l'avenir.

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Le problème est donc résolu et la langue internationale existe désormais : l'Espéranto. Depuis douze ans, elle a servi dans les rôles multiples d'une langue vivante, à tous les espérantistes du monde. Des milliers d'hommes, de nationalités diverses, la parlent aujourd'hui. L'Espéranto est donc bien la vraie solution de la langue universelle tant cherchée. L'accueil empressé qui lui fut fait, dès le début, dans tous les pays et dans tous les milieux, par les savants et philosophes, répond de son avenir, aussi bien que les adhésions des hommes les plus considérables qui, depuis, lui sont venues par centaines, précédant le mouvement général désormais si puissant.

Voici ce qu'écrivait à son sujet le grand philologue allemand Max Müller :

La conception d'une langue artificielle jouant, à côté des idiomes nationaux, le rôle d'organe international est certainement réalisable. J'affirme que cette langue artificielle peut être beaucoup plus régulière et plus parfaite, plus facile à apprendre que n'importe laquelle des langues naturelles de l'humanité; et je dois certainement attribuer la première place à la langue Espéranto parmi ses concurrentes.

Non content de donner une approbation aussi formelle, Max Müller figura jusqu'à sa mort parmi les membres
d'honneur de la Société pour la propagation de l'Espéranto.

Je pourrais multiplier, ici, les citations faisant connaître les jugements portés sur cette langue par les hommes les plus illustres de l'époque; mais je me bornerai â vous rapporter la déclaration que fit également, à son sujet, en 1894, le grand écrivain russe Tolstoï dans une lettre qui finit textuellement par ces mots :

Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps a l'étude de l'Espéranto, sont tellement petits et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu'on ne peut pas se refuser â faire cet essai.

La langue du D' Zamenhof fut créée en 1887 et déjà près de cent sociétés propagatrices groupent dans les divers pays du monde plus le cent mille adhérents; la simplicité rigoureuse de l'Espéranto, sa régularité mathématique, sa constitution rationnelle lui assurent une entière réussite.

Le D' Zamenhof s'étant proposé de créer une langue internationale non seulement de nom, mais encore de fait, les radicaux dont est formé le fond du vocabulaire ont été choisis dans les diverses langues européennes, suivant le principe de la plus grande internationalité : les Latins, les Anglais connaissent 80% de ces éléments; les Allemands en connaissent environ 50%; les Slaves également un grand nombre...

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Le commerce, la science, la civilisation possèdent donc désormais le plus merveilleux instrument de communication et de vulgarisation. La partie humanitaire d'une telle conception est immense et n'échappera à aucun esprit éclairé. La paix universelle sera assurément la fille de la langue universelle. Les peuples, causant entre eux une langue commune, se sentiront mieux frères; des liens plus étroits se formeront entre eux, et les Européens, dont les langues se seront fondues pour former l'Espéranto, vont désormais courir d'un élan irrésistible et la main dans la main sur la route qui leur est assignée dans l'histoire de l'humanité pour subjuguer et civiliser le monde.

M. Machuel, directeur de l'Enseignement public en Tunisie, et M. Fabry, président de l'Institut de Carthage, ont bien voulu accepter la présidence d'honneur de la Section espérantiste, dont le Comité a été ainsi formé :

Président: MM. POULAIN, commis à la Direction des Postes.
Trésorier: DANGUIN, libraire.
Secrétaire: CATTAN, interprète aux Contributions.

Des Cours publics d'Espéranto sont faits tous les mercredis à huit heures trois quarts, au siège de l'Institut de Carthage, et des résultats très satisfaisants ont déjà été obtenus.


Remarques :
Le numéro concerné de la "Revue Tunisienne" peut être trouvé sur http://archive.org/details/revuetunisienne00tunigoog
Il peut être lu ou téléchargé en divers formats :

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Une recherche avec "espéranto" m'a permis de faire d'autres découvertes :

  • il y avait aussi un article qui l'annonçait (p. 77)
  • trois réclames pour un "cours d'espéranto en dix leçons" (pp. 82,182, 450).
  • Dans l'article "L'Institut de Carthage — Congrès national de géographie" (p. 268-269), il y a aussi une mention "Poulain. — L'esperanto et la géographie". (Au début du siècle dernier ils avaient cette pénible manie de ne jamais mentionner le prénom ou de n'indiquer que l'initiale, ce qui complique souvent des recherches !)
  • J'ai eu aussi la surprise de trouver deux légendes musulmanes en espéranto : "La filo perfekta" et "Haroj" (p. 345 et 439).
  • En p. 521, sous "Institut de Carthage", il est mentionné que "MM Poulain et Guesnier font aussi partie de droit des sections espérantiste et archéologique".
  • Dans la table des matières du tome XI de la "Revue Tunisienne", sous "Esperanto", apparaissent les titres de deux articles de la p. 139 et des pp 345 à 340.
  • P. 528, sous "III Institut de Carthage", on peut voir seulement "espérantiste (de nombreuses pages ont été mal numérisées) avec les p. 77 et 268.