Épaissi, mal rasé, traits tirés et mâchoires serrées, François Cluzet incarne un Toni Musulin impressionnant, mutique, verrouillé sur lui-même et prêt à exploser dans 11.6, le film de Philippe Godeau (Un dernier pour la route) tiré du livre d’Alice Géraud-Arfi, « Toni 11.6 - Histoire du convoyeur » que la journaliste a coécrit avec Musulin en prison. Le film ne lève aucun voile sur les mystères qui entourent encore l’affaire pourquoi Musulin s’est-il enfui en laissant derrière lui la plus grande partie de son butin? Qu’a-t-il fait pendant sa cavale? Pourquoi s’est-il rendu à Monaco? Où sont passés les 2,5 millions d’euros manquants?, mais il offre un portrait psychologique et social du personnage qui tranche avec l’image de Robin des Bois véhiculée par le Net après le « hold-up du siècle ». L’acteur d’Intouchables raconte comment il a investi le rôle et ce qu’il a appris sur le personnage…

Tout d’abord, pourquoi avoir accepté de jouer Toni Musulin?
La curiosité pour commencer : quand on a suivi l’affaire à la télé et dans les journaux, se voir proposer un film qui cherche à percer le secret de cet homme, c’est déjà comme un cadeau. Ensuite, il y avait le défi : comment jouer quelqu’un qui ne dit rien, qui ne lâche rien? Après Intouchables, où je ne pouvais pas bouger, un rôle dans lequel je ne pouvais presque pas parler, c’était intéressant.L’idée c’était d’entrer dans sa tête et de remonter jusqu’à ce qu’il est vraiment.Mais comment faire passer ça à l’écran? Philippe Godeau se faisait fort d’y parvenir et je crois qu’on y est arrivé.

Qui est-il selon vous?
Musulin, c’est un mur.Il ne dit rien, ne lâche rien, ne fait pas de concessions.Il souffre de sa condition, mais serre les dents parce qu’il a le sens de l’honneur. Jusqu’au jour où il subit l’humiliation de trop. Il gagne 1600 euros par mois pour un job où il risque sa peau, les conditions de travail sont déplorables, les petits chefs le rudoient, on lui vole des heures et on lui refuse une après-midi de congés pour aller à l’enterrement d’un proche! C’est la goutte qui fait déborder le vase : au lieu de péter les plombs et de choper le mec par le col ou de l’insulter, il ravale sa colère et se dit qu’il va leur faire payer tout d’un coup.Et cher!

Vous croyez vraiment qu’il détourne le fourgon juste pour protester contre ses conditions de travail?
Sans doute que si sa cache dans le garage n’avait pas été découverte, il aurait pris tout l’argent et se serait barré avec.Mais ça ressemble quand même fort à un acte manqué : il a faim après toute cette décharge d’adrénaline, il va se chercher un sandwich et quand il revient la police a bouclé le quartier. En tout cas, il est ravi que tous ses chefaillons se soient fait virer à cause de lui.

Ses amis convoyeurs et sa compagne aussi ont payé les conséquences de son acte…
Dans une certaine mesure, oui.Mais il avait quand même pris la précaution de se détourner d’eux avant de faire le coup pour pas qu’ils puissent être soupçonnés de complicité.

Avez-vous cherché à le rendre sympathique?
Non, au contraire.Il avait déjà un bon capital de sympathie : tout le monde aime les voleurs de banques s’ils le font sans violence. Je me suis plutôt attaché à montrer ses petitesses, son côté psycho rigide, son manque de générosité.Ce n’est pas Robin des Bois, il ne partage rien.C’est un escroc et je n’ai pas de sympathie, ni d’admiration pour les escrocs.je peux juste comprendre sa rébellion.Lorsqu’on vous enlève le respect et la dignité et qu’on vous traite sans humanité, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des réactions violentes.

Avez-vous pu le rencontrer en prison?
Ca m’aurait intéressé, mais il a refusé que je vienne le voir au parloir.Il nous a fait répondre que tout était dans le bouquin et qu’il n’avait rien de plus à nous dire.Ca nous a plutôt confortés dans l’idée qu’on se faisait du personnage. Même chose, pour son refus de sortir en conditionnelle. Il préfère tirer sa peine jusqu’au bout et n’avoir aucun compte à rendre.Pas question de porter un bracelet électronique et d’aller pointer chez le juge d’application des peines. Il va sortir et disparaître.

Comment avez-vous préparé le rôle, alors?
J’ai lu le livre, j’ai fait un peu de musculation et surtout j’ai pensé à me tenir droit.Tout est dans la démarche! (rires).

Au final, vous trouvez-vous des affinités avec le personnage?
Non, je suis tout le contraire de lui : je me tiens mal, je ne fais pas de sport, je fais des concessions comme tout le monde, je suis bavard et en plus je suis lâche.Je râle beaucoup, mais j’agis peu! (rires)

Vous avez dit dans une interview que la police avait peut-être détourné les 2,5 millions manquants.Vous le pensez réellement?

Mais non, c’était une vanne!J’ai parlé de Neyret parce qu’on était à Lyon, mais c’était juste pour faire un trait d’humour.Je le regrette beaucoup si ça a pu lui porter préjudice.

11.6 (M€) c’est le montant de votre cachet pour le film?
Exactement! (rires) Vous savez, jusqu’au succès de Ne le dis à personne de Guillaume Canet j’ai été super-mal payé.Ca a vraiment changé avec Intouchables. Je ne vais pas cracher dessus.Mais on ne se constitue pas autour du fric, ça reste un outil.

Qu’avez vous fait du butin d’Intouchables?
J’ai déménagé pour un appartement plus ensoleillé. Mais le vrai pactole, c’est de pouvoir choisir les films qu’on a vraiment envie de faire.Avant, on me faisait lire un scénario quand Daniel Auteuil l’avait refusé.Maintenant, il arrive que je l’aie avant.

Le film
Deuxième long métrage du producteur-réalisateur Philippe Godeau, après Le dernier pour la Route (dans lequel François Cluzet jouait un alcoolique en cure de désintoxication), 11.6 risque de frustrer pas mal de monde. A commencer par les fans de Musulin, qui avaient voulu voir en lui un héros de la lutte contre la grande finance et les amateurs de faits divers, qui se demandent encore pourquoi il s'est rendu et où sont passés les 2,5 millions d'euros manquants. Le film ne livre aucune clé et ne propose aucune piste. Il fait le portrait d'un homme qui ne supporte plus sa condition de convoyeur sous payé, exploité et mal traité par ses supérieurs qui, à la suite d'une dernière brimade de chefaillon, décide de se venger de son employeur en détournant un fourgon et réussit , ce faisant, le hold-up du siècle. Un François Cluzet, mutique , épaissi et mal rasé, donne magistralement corps à ce personnage verrouillé sur lui même, prêt à exploser. La caméra le suit au plus près et filme son environnement dans des couleurs bleutées qui en accentuent la froideur et l'inhumanité, au rythme d'une BO electro inspirée de Drive et des chansons sépulcrales de The National. Le pari de la noirceur, du minimalisme et de la frustration maximale est tenu jusqu'au bout: pas de cascades, peu d'action et de suspens, pas de psychologie, pas d'explications, une possible histoire d'amour (fictive) à peine ébauchée... Le mystère Musulin reste entier, mais le film impressionne.