Cher Jean-Vincent Placé

J'ai appris que lors de l'Université d'été des Socialistes tu as utilisé l'ironie pour souligner le besoin d'une commission « sécurité » chez les Verts, sous-entendant ainsi (du moins aux yeux de certains, et aux miens) que la commission « espéranto » (qui elle, y existe), serait folklorique (voire... inutile?)

Ce genre de vanne ne me surprend pas. Les médias en sont friands, alors c'est tentant!!! Facile, mais tentant...

Et puis... et puis... La question linguistique fait presque l'unanimité... Il existe en la matière une doxa qu'il est malséant de contester.

Ne citons pas en détail tout ce qui se dit sur la nécessité de multilinguisme, ou le caractère incontournable de langues véhiculaires telles que l'anglais (et maintenant le chinois), sur le besoin d'enseignement précoce, sur l'amour-répulsion envers l'anglais, sur la défense de la langue française etc etc... Car de toutes ces opinions proclamées (pas tout à fait fausses, mais pas tout à fait justes non plus), l'idée de langue construite auxiliaire est presque toujours absente.

Ce n'est pas sans raison. Si chacun-e a un avis au sujet de l'espéranto... si chacun-e pense savoir ce dont il s'agit, la vision la plus répandue ne s'appuie la plupart du temps que sur des suppositions, des représentations mentales, bref, sur ce qu'il convient de nommer « la rumeur ». Pourtant, l'internet regorge d'informations fiables, sourcées, sur la « langue équitable » nommée « espéranto »... Encore faut-il penser à les rechercher... en avoir envie!

Quant aux « leaders d'opinion » (politiciens, journalistes...) ils ont enterré l'espéranto depuis longtemps, et l'ont donc rendu « invisible ». Ce qui est presque aussi grave (voire plus?...) que le railler.

Des esprits un peu plus curieux, indépendants ou pragmatiques se sont cependant aperçus d'un certain nombre de faits.

De la même façon que le libéralisme nous a imposé un « T.I.N.A » économique (rappelle-toi la formule de Thatcher: « There is no alternative »), s'est progressivement imposé un « T.I.N.A » linguistique: « Il n'existe pas d'alternative à l'utilisation de l'anglais ». Cela s'est fait progressivement, et en douceur. Et c'est hélas à peine contesté: qui ose encore prétendre qu'il convient de relativiser le besoin de langue anglaise, qu'on pourrait la remettre à une place plus « raisonnable »? Bien peu de gens.

Institutrice retraitée depuis peu, et polyglotte de surcroît (5 langues lues écrites parlées, plus des rudiments de deux autres), j'ai la prétention d'avoir un regard critique sur ce que je nomme « l'ordre linguistique ». Cet ordre bénéficie en premier lieu à l'oligarchie, ensuite aux classes supérieures et moyennes, mais il exclut une très grande partie de ce qu'autrefois on nommait « le peuple ».

Les fables dont on nous abreuve sur la nécessité (mais surtout sur la faisabilité de ce projet!) que tous les petits européens reçoivent à l'avenir un enseignement de 3 langues vivantes pour en faire des polyglottes, sont selon moi le fait soit de grands ingénus incompétents, soit de manipulateurs.

Je suis bien placée pour savoir que, même avec une forte motivation, apprendre des langues requiert beaucoup de temps, et qu'une langue non pratiquée s'oublie en grande partie.

En l'état actuel de nos sociétés en crise, peut-on raisonnablement croire que les moyens financiers et humains nécessaires à une telle « utopie » (car produire une grande quantité d'Européens trilingues ou quadrilingues en est une! ) seront injectés dans le système scolaire?

Non, il y aura donc « au mieux », pour la multitude, du « globish » (langue indigente qui ne permet, en gros, que d'acheter et d'obéir), et... du multilinguisme pour quelques élites. La démocratie peut-elle y trouver son compte?

Par ailleurs, je suis convaincue que l'enseignement d'anglais en primaire présente bien plus d'inconvénients que d'avantages. C'est une démarche essentiellement démagogique (il y a une demande des familles... puisqu'on leur bourre le crâne depuis 20 ou 30 ans avec ça).

Mais, alors qu'on sait quelles difficultés une grande partie des gamins de CP-CE1 éprouve avec le lire-écrire en français, y prélever 90 mn hebdomadaires pour l'anglais est irresponsable et révoltant. D'autant plus que les résultats en sont plus que médiocres. Cela ne profite, là encore, qu'à une minorité. D'après beaucoup de profs de 6 ème, ce que les élèves ont retenu de 4 ou 5 ans d'exposition à cet enseignement aurait pu tout aussi bien être retenu en 2 ou 3 mois à l'entrée au collège. Par contre, certains enfants arrivent en 6 ème déjà persuadés que les langues c'est barbant et qu'ils sont « nuls ».



Attention!!! Je ne suis pas contre l'exposition précoce auX langueS étrangères, bien au contraire. Mais cette initiation pourrait prendre bien d'autres formes, alors que, sous diverses sortes de pressions (et surtout par idéologie) on a choisi la plus mauvaise. Le fait que cela se fasse également dans de nombreux pays n'ôte rien à la nocivité de la chose.

Il existe un certain nombre de pédagogues qui plaident pour une approche inter-linguistique: faire très tôt percevoir aux enfants les différences entre plusieurs langues, découvrir les rudiments de quelques-unes (y compris les langues régionales quand c'est pertinent), à raison de quelques mois pour chacune...

La démarche de Françoise Ploquin (cf le « Diplo » de janvier 2005) avec son inter-compréhension entre langues latines est aussi une piste très intéressante.

Enfin, il y a l'espéranto, qui tient un peu des deux autres approches, mais avec un énorme « plus » sur lequel je ne vais pas argumenter ici (ce n'est pas mon but, qui est juste de te faire douter). Mais tu peux rechercher sur l'internet « Springboard to languages » (par exemple).

D'ailleurs je ne demande pas qu'on me croie sur parole.

Non, ce que je voudrais, c'est qu'enfin des études rigoureuses soient lancées sur cette question des langues, et qu'il existe, comme sur d'autres sujets (nucléaire, OGM...) un débat public:

Approfondir tout ce qui est évoqué dans le rapport Grin (enterré aussitôt que publié!!!) lequel soulignait les scandaleux transferts de capitaux de tous les pays d’Europe vers la GB en raison de la prédominance de sa langue, l'inégalité rhétorique, le déficit démocratique induits.. et bien d'autres problèmes → voir ce rapport sur le site de la documentation française

Étudier, qui en Europe sait parler quoi, à quel niveau de compétence et dans quelles classes sociales.... dans ce domaine on ne sait presque rien, sinon des statistiques basées sur l'auto-évaluation des gens. Sont-elles fiables?

Mettre des expérimentations en place pour évaluer quels seraient les bénéfices propédeutiques de l'espéranto enseigné dans les petites classes (de telles expériences ont eu lieu mais à des échelles trop restreintes). Un Prix Nobel allemand (R Selten) affirme que les enfants pourraient « acquérir deux langues pour le prix d'une seule ».

… etc (à toi d'imaginer ce que pourrait être une écologie de la communication basée sur l'équité et l'efficacité)

Espérant avoir éveillé ta curiosité, je me permettrai de conclure en disant que si la sécurité est un thème transversal qu'il faut bien entendu prendre en compte et traiter (il touche à plusieurs domaines de compétence), celui de la communication linguistique n'est pas moins transversal et sans doute moins « urgent » mais, si on y regarde de près, tout aussi important. Les Verts, ramant à contre-courant, ont été en pointe sur des sujets de société tels que l'anti-sexisme, la dépénalisation des drogues, la lutte pour soutenir les gays, bi et trans-. L'évolution de la société leur a donné raison. Tous les Verts devraient être fiers que, dans le domaine des langues aussi, leur parti soit en pointe, en avance sur les autres.

En matière de langues, le monde a une révolution mentale à faire, aussi essentielle pour la démocratie que le féminisme. En raison du paternalisme (donc du sexisme) on excluait ½ de l'Humanité, à cause du règne de l'anglais comme « lingva franca » on exclut plus de 80% des terriens).

Cordialement et écologiquement,