L'arobase (@) est un signe qui figure dans les adresses de courrier électronique depuis qu'Internet règne sur le quotidien de notre communication.

Ce signe est beaucoup plus ancien qu'on ne le croit et ne vient pas de l'anglais d'Amérique, mais - c'est plus inattendu - du latin et de France. On se souvient qu'au temps des manuscrits médiévaux, les copistes par économie de place remplaçaient certains groupes de lettres par un signe unique, voire certaines lettres par un simple signe diacritique. C'est ainsi que sont apparues certaines ligatures encore en usage aujourd'hui en français comme æ. C'est également ainsi que sont nés l'esperluette (&) pour noter la conjonction de coordination latine puis française, et le tilde (~) sur certaines voyelles pour indiquer leur nasalisation, ou l'eszett(ß), ligature du « s long » et du « s final », employée en français jusqu'au XVIIIe siècle et encore couramment employée aujourd'hui en allemand. L'esperluette est restée très vivante dans les titres et les raisons sociales des entreprises, au point qu'elle est parfois appelée à tort "et commercial". Le tilde, lui, n'est plus employé en français, mais le reste en portugais où il est même la seule façon d'orthographier les voyelles nasales. qu'on pense à curação (à comparer avec l' espagnol corazon), ou à sertão, qui se transcrivait encore sertaon au XIXe siècle, si l'on en croit le Petit Robert. Le tilde existe aussi en espagnol, anciennement pour indiquer le redoublement du n (le français pennon devient peñon en castillan) puis, par suite de l'évolution de l' espagnol, pour noter l' équivalent du français gn (Espagne, España). À noter que si nous avons emprunté tilde à l' espagnol, dans cette langue ce terme vient, par une dérivation mi-savante, mi-populaire, du latin titulus, titre. En revanche, l'étymologie d'esperluette reste assez incertaine.

L'arobase, lui, n'a jamais servi qu'à noter du latin, et plus particulièrement la préposition ad, signifiant à ou vers. Le plus curieux, c'est que dans le latin de chancellerie la préposition ad, déjà écrite @, s'est spécialisée dès le XVIIe siècle, et peut-être même avant, dans toutes les cours d'Europe, pour indiquer le destinataire d'un document officiel. C'est ainsi que la formule «@ SSMM Ludov. & Marg. R&R Francae » doit se comprendre "à l'attention de leurs Majestés Louis et Marguerite, roi et reine de France ". Sur Internet, l'arobase n'annonce plus le destinataire d'un message électronique mais seulement sa domiciliation chez un fournisseur d'accès. Elle joue le même rôle que l'expression « aux bons soins de... » dans les adresses postales, pour désigner l'intermédiaire qui reçoit le courrier destiné à un tiers.

Comment en est-on venu du latin de chancellerie à l'Internet du Xe siècle ? Eh bien, c'est un certain Ray Tomlinson, informaticien et inventeur du logiciel de messagerie électronique, qui sortit l'arobase de l'oubli, en 1972. Celui-ci avait besoin d'un caractère absent de tous les alphabets issus du latin en usage en Europe, pour servir de séparation dans les adresses électroniques. Après quelques recherches, notre homme tomba presque par hasard sur l'arobase et l'adopta.

Le nom d'arobase, lui aussi, est ancien ; c' est la contraction d'"a de ronde de bas de casse", devenue "a-rond bas", puis "arobase". On reconnaît des termes de la typographie française traditionnelle : de "ronde" pour désigner certaines lettres arrondies, comme l'ancien d, dit "d de ronde" , ainsi que "bas de casse" pour minuscule d'imprimerie (ce qui laisse à penser qu'une version en majuscule d'@ a pu exister). Ce terme d'arobase est ainsi devenu une désignation internationale grâce aux excellents ouvriers, cultivés, et ardents propagateurs du français, langue de référence du monde cultivé et du monde savant.

L'arobase a depuis lors reçu quelques surnoms amusants.

Citons « queue de singe » qui traduit l'allemand Klammeraffe, ou bien « le signe du miaou» du finlandais miukumauku, ou encore « ver de terre » du hongrois kukac.

Mais puisqu'il vient du latin, il est totalement absurde et affecté d'affubler l'arobase de la prononciation [at], en cédant à la confusion avec une préposition anglaise de sens et de prononciation proches. Il faut bien prononcer [ad] l'@ de vos adresses électroniques...

Honni soit qui mal prononce !

Crédit: Ce texte a d'abord été publié dans Lettre(s), revue éditée par l'ASSELAF, l'Association pour la sauvegarde et l'expansion de la langue française. N°31, Décembre 2001 - Janvier 2002