CANTIQUE DES CANTIQUES

J'ai passé dans tes bras l'autre moitié de vivre

Quand dans le jour premier entre les dents d'Adam
Dieu mit les mots de chaque chose
Sur sa langue son nom demeura m'attendant
Comme l'hiver attend la naissance des roses

O ma lèvre hirondelle

Je suis comme celui qui vint sur la colline
Et prit une perdrix dans ses mains par hasard
Il est là ne sachant que faire de sa chance
Ah que la plume est douce et cette peur qui bat

Ne me parle pas de la mer
A moi qui t'ai toute la vie
Chantée
Ne me parle pas de ta mère
A moi qui t'ai toute la vie
Portée

D'un tournant la forme masquée
Ton visage dans l'autre sens
Ton pas ta voix tout m'est absence
Tout m'est un rendez-vous manqué

Ce double mystère parmi
Les connaissances triomphantes
Ma femme sans fin que j'enfante
Au monde par qui je suis mis

Louis ARAGON

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CANTIQUE A ELSA

Je te touche et je vois ton corps et tu respires
Ce ne sont plus les jours du vivre séparés
C'est toi tu vas tu viens et je suis ton empire
Pour le meilleur et pour le pire
Et jamais tu ne fus si lointaine à mon gré

Ensemble nous trouvons au pays des merveilles
Le plaisir sérieux couleur de l'absolu
Mais lorsque je reviens à nous que je m'éveille
Si je soupire à ton oreille
Comme des mots d'adieu tu ne les entends plus

Elle dort Longuement je l'écoute se taire
C'est elle dans mes bras présente et cependant
Plus absente d'y être et moi plus solitaire
D'être plus près de son mystère
Comme un joueur qui lit aux dés le point perdant

Le jour qui semblera l'arracher à l'absence
Me la rend plus touchante et plus belle que lui
De l'ombre elle a gardé les parfums et l'essence
Elle est comme un songe des sens
Le jour qui la ramène est encore une nuit

Buissons quotidiens à quoi nous nous griffâmes
La vie aura passé comme un air entêtant
Jamais rassasié de ces yeux qui m'affament
Mon ciel mon désespoir ma femme
Treize ans j'aurai guetté ton silence chantant

Comme le coquillage enregistre la mer
Grisant mon coeur treize ans treize hivers treize étés
J'aurai tremblé treize ans sur le seuil des chimères
Treize ans d'une peur douce-amère
Et treize ans conjurés des périls inventés

O mon enfant le temps n'est pas à notre taille
Que mille et une nuits sont peu pour des amants
Treize ans c'est comme un jour et c'est un feu de paille
Qui brûle à nos pieds maille à maille
Le magique tapis de notre isolement

Louis ARAGON