Beaucoup de vérités dans cette chronique qui confirme, même si ce n'était pas son but, qu'il ne suffit pas de parler la même langue pour vivre en harmonie avec son prochain : il y a une très forte proportion d'homicides au sein d'une même famille ou entre des gens très proches parlant la même langue maternelle. Les guerres civiles ne sont pas moins abominables que les autres. On peut souvent se sentir plus proche d'un "étranger" que d'un familier ou d'un voisin.

Zamenhof savait lui-même que l'espéranto n'aurait pas le pouvoir de transformer les hommes en anges. Mais la nécessité de bien se comprendre ne lui avait pas échappé. En 1905, à Boulogne-sur-Mer, dans son discours d'ouverture du premier congrès universel d'espéranto, il s'était adressé à des participants qui ne se sentaient plus étrangers entre eux : "Comprenons bien toute l’importance de ce jour, car aujourd’hui, dans les murs hospitaliers de Boulogne-sur-Mer, se trouvent réunis non des Français avec des Anglais, des Russes avec des Polonais, mais des hommes avec des hommes."

Prix Goncourt de 1916 pour son roman "Le feu", Henri Barbusse avait très bien expliqué le sens de la démarche pour une langue internationale commune : "Le dialogue sincère de deux hommes sincères officiellement ennemis parce qu'appartenant à deux pays différents fait ressortir fatalement tout le mensonge social. Si modeste qu'il paraisse, au milieu de tout l'épanouissement des grandes idées de fraternité et de raison, l'apport de la langue internationale est d'un ordre immédiat et pratique incomparable."

Il se trouve que le roman "L'étranger", d'Albert Camus, mentionné par Michel Polacco, a été traduit et publié en 1993 à Paris par SAT en espéranto, sous le titre "La fremdulo". En espéranto, la racine "fremd" permet de former l'adjectif "fremda" (étranger), le substantif "fremdulo" par combinaison avec le suffixe "ul" qui désigne un trait particulier d'une personne. "Fremda lingvo" se traduit par "langue étrangère". Dans "fremdiĝo", "" signifie devenir. C'est le fait de devenir étranger à soi-même, c'est l'aliénation, un mot que Wikipédia définit ainsi : "La notion d'aliénation est généralement comprise comme la dépossession de l'individu et sa perte de maîtrise de ses forces propres au profit d'un autre (individu, groupe ou société en général). Il renvoie ainsi fréquemment à l'idée d'une inauthenticité de l'existence vécue par l'individu aliéné."

C'est précisément ce vers quoi nos gouvernants et aspirants-gouvernants nous acheminent. Sarkozy avait promis lors de son

discours de Caen, le 9 mars 2007, peu avant d'être élu, de se battre surtout "pour que soit généralisé partout en Europe l'enseignement de deux langues étrangères parce que c'est la seule façon efficace pour que l'hégémonie de l'anglais soit battue en brèche.“ Or, en septembre 2007, à Élancourt, son ministre de l’Éducation nationale avait déclaré avoir "reçu mission du président de la République de faire de la France une nation bilingue", et ceci en mettant l'anglais bien en évidence ! ("Un pays bilingue : M. Darcos fait mentir le Président de la République") .

Curieuse façon de combattre l'hégémonie !

En fait, ladite hégémonie de l'anglais n'a jamais eu de serviteur aussi zélé. Jamais le prix d'indignité civique qu'est le prix de la Carpette anglaise n'a été décerné à autant de ministres "collabos" que depuis 2007 :

  • Christine Lagarde, ministre de l'Économie et des Finances (Lauréate 2007)
  • Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication (Prix spécial 2007)
  • Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne (Prix spécial 2007)
  • Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale (Candidat nommé 2007)
  • Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État à la Francophonie (Candidat nommé 2007)
  • Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes auprès du ministre des Affaires étrangères et européennes (Candidat nommé 2007)
  • Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (Candidate nommée 2007, lauréate 2008)
  • Richard Descoings, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris (2009)
  • Jean-Louis Borloo, ministre d'État, ministre de l'Écologie, de l'Énergie, du Développement durable et de la Mer (Prix spécial 2009 à titre étranger). Et celui-ci a tenu à en rajouter une couche sur Canal+, le 4 septembre 2011, alors qu'il ne savait pas encore s'il serait candidat pour les présidentielles de 2012, en proclamant haut et fort, et en martelant ses mots : "(…) 100% des gamins à la fin du primaire sachant lire, écrire, compter et parler anglais comme une langue maternelle

et il semble que seul le maître d'oeuvre y ait échappé, avec Luc Chatel qui veut gaver le cerveau des enfants à l'anglais dès l'âge de trois ans et leur poser ainsi des œillères linguistiques. Jamais la publicité n'a autant fait usage de l'anglais pour des slogans ou pour des fonds sonores de chansons en anglais, comme dans les grandes surfaces ! Jamais le français n'a été aussi piétiné en France. L'entreprise de décervelage fonctionne à fond.

Pensons-y en 2012 !

En 1976, Flammarion a publié un ouvrage sous le titre "L'aliénation linguistique". Son auteur, Henri Gobard, y dénonçait déjà "L'unilinguisme rampant, les unilinguistes, ceux dont la devise apparaissait déjà (p. 242) :

"Une Université" ! (d'anglo-américain)
"Une langue" ! (l'anglo-américain)
"Un chef" (l'anglo-américain).

En page 243, l'auteur rappelait que "même avec la maîtrise de la langue des patrons, on reste un domestique" après avoir cité un ouvrage de Ch. Tugendhat, "The Multinationals", publié en 1971 : "Elles [les multinationales] cherchent toujours à se faire accepter et à s'intégrer dans la vie locale pour mieux faire oublier qu'elles sont dirigées de l'extérieur". C'est-à-dire qu'un pays peut être parasité sans troupes d'occupation avec le concours de ce que Michel Serres a nommé, en diverses occasions, des "collabos".

En page 245 : "Il n'en reste pas moins que la maîtrise du langage des multinationaux est une arme sans laquelle on est hors de combat; mais comme il n'y a pas de maîtrise d'une langue étrangère sans maîtrise de la langue maternelle, l'exclusion de la langue maternelle aboutira à une mauvaise performance dans les deux langues et à la fabrication de handicapés linguistiques tout juste bons à servir de petits chefs aux sociétés multinationales : précisément ce que produit la « pédagogie » unilinguiste imposée par le groupe de chercheurs multinational. On peut même raffiner dans cette voie, puisque, déjà, nous observons des cadres français qui affectent de parler en anglais non seulement à leur supérieurs américains, mais même entre subalternes français, et même à leur épouse et leurs enfants !" C'est encore plus vrai en 2011 au Sarkozistan.

En page 275, Henri Gobard cite George Steiner : "L'internationalisation de l'anglais a commencé à provoquer une double dégradation. Dans plusieurs pays l'importation de l'anglais avec ses expressions idiomatiques et son champ sémantique nécessairement préfabriqué est en train de saper les bases de l'autonomie linguistique et culturelle de ces peuples.
Que ce soit de propos délibéré ou non, l'anglo-américain et l'anglais, du fait de leur diffusion mondiale, sont les principaux agents de destruction de la diversité linguistique naturelle. Cette destruction est sans doute la plus irréparable de toutes les catastrophes écologiques qui marquent notre époque. D'une façon plus subtile, l'altération de l'anglais en une sorte d'espéranto commercial, technologique et touristique finit par paralyser la langue anglaise elle-même.


Cette mention du mot "espéranto" dans ce contexte amène à rappeler la différence entre "une sorte d'espéranto" et le vrai "espéranto", la langue internationale conçue pour jouer ce rôle sur la base de langues existantes, puisant le meilleur de chacune d'elles, qui a vu le jour en 1887 et qui s'est popularisée sous le pseudonyme de son initiateur : le Docteur "Esperanto".

L'apprentissage de l'espéranto et la formation à son enseignement sont considérablement moins voraces que l'anglais en temps, en moyens humains et financiers. C'est une langue équitable qui amène à un partage de l'effort, alors que, avec l'anglais, il y a un rapport dominant-dominé avec le profit maximum pour les premiers et l'effort maximum pour les seconds. Et il y a foule pour applaudir à ce jeu truqué, en particuliers les perdants !

De plus, l'espéranto a des
vertus propédeutiques constatées et démontrées dans divers pays, reconnues depuis longtemps par des pédagogues et philologues de renommée mondiale tels que Pierre Bovet (Université de Genève), Mario Pei (Université de Columbia). Du fait de la complexité de leur langue, les petits Anglais sont les derniers en Europe à savoir lire et écrire. Et ils sont les plus exposés à la dyslexie. Le Globish, dont il existe deux variantes très différentes, est un aveu d'échec du vrai anglais après d'autres tentatives comme le Basic English (British American Scientific International Commercial), le "Special English" et le projet de simplification de l'anglais lancé voici plus d'un siècle, en 1908, par la Simplified Spelling Society.

En France, il existe une façon très singulière d'utiliser le pluriel, en particulier lors de reportages sur l'enseignement des langues. Curieusement, il n'y est presque toujours question que de l'enseignement de la seule langue anglaise. Le public est maintenu dans l'ignorance des origines de cette domination, des manœuvres et procédés utilisés pour l'imposer. Et les partis politiques, de quelque bord que ce soir, ne brillent pas par la conscience et la clairvoyance en matière de politique linguistique, alors qu'elles sont déterminantes, par exemple et surtout au niveau de l'Union européenne. L'enseignement de l'anglais en France est tel qu'on en est réduit à faire appel à natifs anglais pour l'enseigner ! Avec une incroyable naïveté, des reportages et des articles de presse saluent cela comme une grande avancée !

Il s'agit donc bien d'une situation de colonisation dénoncée par Charles Durand dans divers ouvrages dont "Une colonie ordinaire du XXe siècle

En France, les autochtones deviennent de plus en plus étrangers dans leur propre pays. Il en fut de même pour les Indiens d'Amérique confinés aujourd'hui dans des parcs.

À quand notre tour ?...