Voici un nouveau texte, accompagné d'une photo de Bonze, dans lequel je vous invite à faire un petit tour de manège avec Joseph.




La mère de la petite était plantée devant moi, les poings sur les hanches. Elle fulminait. « Je vous dis que j'étais partie acheter des cigarettes, juste là ! Il y en avait pour deux minutes, s'il n'y avait pas eu cette petite vieille qui mettait trois plombes à trouver sa monnaie je serais même revenue avant la fin du tour ! »
Dans ses bras, la gamine hoquetait.
« Ce que je dis, Madame, c'est que le plaisir d'un enfant, c'est aussi de voir son parent disparaître et réapparaître à chaque tour. La petite a paniqué avant que le manège s'arrête. Vous n'imaginez pas ce qui peut se passer dans la tête d'un enfant, dans ces cas-là. »
« Ce qui ce passe dans sa tête, c'est une chose, mais dans la vôtre... Je n'ai pas aimé la façon dont vous la teniez quand je suis revenue, ni votre regard, ni le temps que vous avez mis à me la rendre. Mais qu'est-ce que vous vous imaginiez ?! »
J'ai baissé les yeux vers le bout de mes souliers.
« J'ai cru que vous aviez voulu l'abandonner. »
Elle a poussé un petit « oh », comme un soupir. Quand j'ai relevé la tête, ses yeux étaient écarquillés et sa bouche arrondie de stupeur. La petite est repartie à pleurer de plus belle, et la dame a tourné les talons sans ajouter un mot. Des clients attendaient leur tour, les enfants déjà installés, qui dans la calèche de Cendrillon, qui sur le dos d'un cheval, qui dans la réplique du Nautilus... J'ai essayé d'avoir l'air enjoué en disant dans le micro « Attention les enfants, attention au départ ! », et j'ai enclenché. Le manège a démarré. J'ai pensé à Joseph.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours connu Joseph au manège. Déjà quand j'étais môme, c'était un gars un peu à part, un peu bizarre, mais pas méchant pour un sou, alors les parents avaient confiance. Et puis il avait grandi ici, élevé par le notaire et sa femme, qui n'avaient jamais pu avoir d'enfant. Ils avaient adopté Joseph quand il avait trois ou quatre ans, il venait de l'orphelinat voisin. Tout cela, je ne l'ai su qu'une fois adulte, en travaillant avec lui au manège. J'ai commencé par lui donner un coup de main pendant les vacances. J'avais une dizaine d'années et j'étais trop content d'aider à installer les petits, et puis ça me faisait des tours gratuits, sans compter les pièces que Joseph me glissait régulièrement dans la main avec un clin d'oeil complice. Plus tard, les études n'étant pas faites pour moi (ou peut-être était-ce moi qui n'était pas fait pour elles), j'ai vivoté de plein de petits boulots. Je dois admettre que j'avais beaucoup de mal à accepter les relations de hiérarchie, et on me fichait souvent dehors pour insubordination.
Je retournais toujours voir Joseph, quand je rendais visite à mes parents. C'était mon petit rituel, après le déjeuner, « Je vais faire un tour », et immanquablement mes pas me ramenaient au manège. On discutait tous les deux, on pouvait passer des heures à bavasser. C'est justement un dimanche de déjeuner chez mes parents que Joseph m'a fait sa proposition. Il me demandait des nouvelles du boulot, je lui expliquais que j'allais partir dans le Sud pour faire les melons, et il m'a sorti ça d'un coup. « C'est quand même pas une vie, tous tes trucs, là. Tu t'imagines, à mon âge, avec tes melons ?! Moi je commence déjà à avoir du mal pour le montage et le démontage du manège... Mais tiens, pourquoi tu ne viendrais pas bosser avec moi ? C'est pas le Pérou comme salaire mais quand il y en a pour un, il y en a pour deux. Et puis un jour faudra bien que je prenne ma retraite. En plus il y a des choses que je voudrais faire... mais je n'ai pas le temps. »
Je ne m'attendais pas à une telle proposition. Je ne sais même pas si Joseph y avait vraiment réfléchi avant. Je dois dire que je n'ai pas beaucoup réfléchi non plus, j'ai renoncé aux melons et dit oui au manège.

J'ai vraiment aimé ces quelques mois que nous avons passés ensemble. C'était assez imprévisible : parfois on n'avait personne pendant des heures, et à d'autres moments on avait l'impression que tous les enfants des environs s'étaient donné rendez-vous là. J'aimais ça. On ne s'ennuie jamais, au manège. On a du temps pour penser. Ce qui peut être à double tranchant.
Joseph avait ce que nous autres appelions pudiquement « ses manies ». Par exemple, tous les soirs, il lançait le manège, allait s'asseoir sur un cheval et restait là, les yeux dans le vague, pendant un petit moment. Il disait que c'était pour vérifier que tout fonctionnait bien, qu'il écoutait le manège. Bon. Ça passait encore.
Ce qui nous semblait un peu plus étrange (mais ça, personne n'aurait osé lui en parler, pas même moi), c'était sa manie des ronds-points. Joseph ne pouvait pas passer par un rond-point sans en faire deux ou trois fois le tour complet. Il faut croire que c'était son manège à lui. Je l'avais déjà vu faire ça, mais un jour où j'étais avec lui dans le Trafic, il a carrément oublié que j'étais là, et, perdu dans ses pensées, il a fait trois tours de rond-point, à la sortie de la ville. Son visage s'est métamorphosé, tous ses traits se sont détendus et il a eu un sourire... un sourire de paix. Je n'ai rien dit. C'est lui, en sortant du rond-point, qui a semblé se réveiller et s'est exclamé « Ah bin zut, je t'avais oublié, gamin ! Désolé pour le... truc. »
J'ai souri. Ce moment de complicité a ouvert quelque chose entre nous. C'est un peu plus tard que Joseph s'est mis à me parler de son enfance. Tout ce qu'il savait, c'est qu'on l'avait récupéré sur un manège, à environ trois ans. Ses parents l'avaient abandonné là. Heureusement pour lui, il avait été rapidement adopté par le notaire et sa femme, qui l'avaient choyé et élevé avec beaucoup d'amour. La blessure de l'abandon avait semblé presque effacée, mais c'est en vieillissant qu'il s'était aperçu que ça le gênait trop et qu'il avait besoin de savoir. Un peu plus d'un an après que je sois venu travailler avec lui au manège, il m'a expliqué ça. Puis il m'a annoncé qu'il allait s'absenter quelques semaines pour mettre tout ça au clair. Il voulait savoir qui étaient ses parents biologiques, et pourquoi ils l'avaient abandonné.

C'est la dernière fois que j'ai vu le vrai Joseph. La fois suivante, c'était une sorte de pantin qui lui ressemblait beaucoup mais n'était plus vraiment lui. C'est l'infirmière d'un hospice de Vendée qui m'a tout raconté, comme elle l'avait fait avec Joseph quelques semaines plus tôt. D'indice en indice, il était remonté de l'orphelinat qui l'avait récupéré à trois ans jusqu'à cet établissement où sa mère avait fini ses jours. Pas de bol, elle était décédée moins d'un an plus tôt. Moi, ça m'a toujours laissé songeur, ces rendez-vous ratés, ces temporalités qui ne se sont pas accordées, avec cette question lancinante : « Que serait-il arrivé si... »
Et si Joseph était arrivé un an plus tôt ? Serait-il aujourd'hui dans cet état-là ? Ferait-il encore des tours de manège seul le soir ? Fumerions-nous toujours notre cigarette partagée en éteignant les guirlandes lumineuses, à la fin de journée ?
Quand Joseph avait débarqué là-bas, on l'avait tout de suite orienté vers cette infirmière, Suzie, qui s'était beaucoup occupé de sa mère vers la fin. Elle savait tout ce qui avait manqué à Joseph. Sa mère s'appelait Denise. Elle avait rencontré Johannes, le père de Joseph, pendant la guerre. Un officier allemand beau, grand et respecté. Tant que la guerre avait duré, il les avait protégés, elle et le petit. Mais au moment de la débâcle... c'était chacun pour soi. Denise n'avait pas échappé à l'hystérie collective, et le petit Joseph non plus. Ce qu'ils avaient été capables de faire subir à un enfant de deux ans avait laissé sa mère dans un état de sidération totale. Elle avait compris qu'avec elle l'avenir du petit était bouché, et qu'il valait mieux, en ces temps troublés, être un enfant abandonné, peut-être orphelin de guerre, plutôt qu'un fils de boche. Alors elle l'avait emmené dans ce manège, lui avait fait signe de la main pendant les deux premiers tours... puis elle était partie.
Denise avait raconté cette scène des dizaines, des centaines de fois. Elle achevait toujours son récit par « Que pouvais-je faire d'autre ? C'était mieux pour lui. C'était mieux. » Comme si elle essayait de se convaincre qu'elle avait pris la bonne décision. Suzie avait dit à Joseph « Vous savez, Monsieur, elle m'a tellement parlé de vous, votre maman... Il ne faut pas lui en vouloir. Elle aurait tant aimé vous revoir avant de partir. Mais elle avait tellement honte. »

On m'a appelé deux semaines après cette conversation. Quand la dame au bout du fil m'a expliqué les circonstances (« un vieux monsieur qui n'a plus toute sa tête et qu'on a trouvé dans un rond-point, il en faisait le tour depuis le matin, je peux vous dire que ça a été coton d'arrêter la voiture »), j'ai su tout de suite. Depuis, Joseph est dans une maison de retraite médicalisée, qui achève de le déposséder de lui-même. Son regard s'allume encore quelquefois, quand je vais le voir et que je lui donne des nouvelles du manège. Il y a toujours quelques anecdotes amusantes à raconter.
Nous avons aussi notre petit rituel. Nous sortons nous promener. Nous nous installons dans ma voiture avec des ricanements de malfaiteurs, et nous allons nous « faire quelques ronds-points », comme dit Joseph. Nous connaissons tous ceux des alentours : les grands, qui ont la langueur des carrousels ; ou les tout petits, qui nous donnent des sensations fortes de fête foraine...
Rien ne vaut le sourire de Joseph quand ça tourne.