La gourmandise et l'oeuvre de Roald Dahl



De tout temps, les confiseries ont été mises hors de portée des enfants. Pour les adultes, les aliments au goût doux ne sont pas recommandés à cet âge. Cependant la plupart des enfants, s'ils étaient libres de choisir leur univers alimentaire, le constitueraient de gourmandises des plus flatteuses pour le palais. Ce n'est pas la Comtesse de Ségur qui le contredira. Dans les Malheurs de Sophie, la comtesse, précurseur dans la littérature enfantine, décrit une petite fille espiègle et gourmande. Les fruits confits, le pain et la crème sont des mets qu'affectionne tout particulièrement la petite Sophie, mais ces mêmes douceurs entrent en opposition avec les valeurs inculquées par sa mère : « sa maman savait que trop manger est mauvais pour la santé ; aussi défendait-elle à Sophie de manger entre les repas : mais Sophie, qui avait faim, mangeait tout ce qu'elle pouvait attraper »1.

À cette gourmandise insouciante et impulsive, les adultes répondent donc par la punition. Ces répercutions sur les enfants ne semblent être que le miroir de leurs propres frustrations. Pour eux, la gourmandise est source de « gastrolastress »2 . Ce néologisme explique que nous sommes tous gastronomes, mais également tous angoissés par les conséquences éventuelles de notre gourmandise. Les confiseries, les petits pains et la crème tant appréciés seront ainsi pour la petite Sophie la cause de dures réprimandes et de douleurs terribles. Il semble que nul ne peut se livrer à une gourmandise insouciante sans qu'il y ait ensuite des conséquences fâcheuses.

Ces angoisses se répercutent bien évidemment dans les écrits pour la jeunesse soucieux de morale et de pédagogie. Les adultes, semble-t-il, se sentent responsables du comportement alimentaire de leurs enfants qu'ils veulent à tout prix rendre raisonnables, et ceci dès le XVII? siècle. À cette époque, des réformateurs puritains et zélés considèrent les enfants plus proches du péché originel que les adultes. Ils les perçoivent comme une terre particulièrement digne d'être travaillée parce que les enfants semblent être malléables et donc faciles à influencer. C'est dans cette optique et afin de conditionner les enfants qu'est née la littérature de jeunesse. Celle-ci représente un moyen efficace pour brider les jeunes âmes enclines au péché.

Au XVIIIe siècle, un bouleversement s'opère en Angleterre où l'éditeur John Newberry publie des livres plus ludiques et des magazines de vulgarisation scientifique, tous destinés à un public jeune. Cependant, ces livres apparaissent toujours dans un souci moralisateur ou pédagogique inspirés le plus souvent par l'Émile de Rousseau.

Enfin au XIX? siècle, les livres pour la jeunesse se veulent moins moralisateurs et plus proches de la fantaisie et de l'imaginaire, et cela surtout en Angleterre. Par exemple, publié en 1846, le Livre du Nonsense d'Edward Lear exploite essentiellement le non-sens pur et absolu. Il se laisse emporter par une imagination débordante, proche de la folie. Les Aventures d'Alice au pays des merveilles, publié en 1865 sous le pseudonyme de Lewis Carroll, est également un ouvrage essentiel dans l'histoire de la littérature de jeunesse.

Dans ce dernier ouvrage, un élément particulièrement novateur va bouleverser la littérature de jeunesse ; il s'agit du point de vue adopté par le narrateur. Ce n'est plus sur l'enfant qu'on écrit, mais c'est bien l'enfant lui-même qui semble écrire ou raconter. Plus tard, c'est Peter Pan qui institue comme Alice le primat de l'enfant dans la littérature. Au XX? siècle, même si elle est encore controversée, la littérature de jeunesse est une branche importante de l'édition.

Par ailleurs, la littérature enfantine a pu se libérer des contraintes du moralisme des premiers contes écrits spécifiquement pour les enfants. En effet, l'ambition éducative du XIX? siècle utilisait les livres de jeunesse pour inculquer aux enfants les valeurs de la bonne société. Puis, progressivement la morale et l'idéologie ont été prises en charges par l'école. Le livre ne sera alors plus le seul moyen d'éduquer ; les enseignants auront bien plus d'impact sur les jeunes. Cette littérature « libérée » a permis aux récits imaginaires de ne plus être considérés comme dangereux. Elle devient alors un moyen de distraction. En Angleterre, la littérature enfantine se spécialise dans la fantaisie3 et en fait un aspect essentiel et fondamental de sa culture. Celle-ci prendra une essor certain puisqu'aujourd'hui encore c'est son univers magique et époustouflant qui fait le succès de la série anglo-saxonne des Harry Potter. Jean Gattegno spécialiste de la littérature enfantine anglaise explique cette attraction de l'enfant pour la fantaisie :

un besoin de l'intelligence enfantine est [...] de laisser vagabonder en tout liberté une imagination qui ne connaît pas vraiment la différence entre réel et irréel, entre possible et impossible. Là où l'adulte spontanément critique un fait ou un récit au nom de la vraisemblance ou de la certitude scientifique, l'enfant se contente d'ouvrir les yeux un peu plus grands .4

Roald Dahl, célèbre auteur de littérature enfantine anglaise et contemporaine, est tout à fait en accord avec cette pensée. Il est passé maître dans l'art de construire ces récits dans le but de captiver l'intérêt de son jeune public. Il joue sur la participation émotive et surtout sur la curiosité sans limite et sans bornes de ses lecteurs. De plus, fort d'une double culture anglaise et norvégienne, il offre aux enfants une ouverture vers un monde imaginaire plein de rebondissements et source de nombreux étonnements. D'une part, l'Angleterre, son pays natal, est le berceau des contes arthuriens propices aux récits d'aventures, et d'errance. D'autre part, la Norvège, son pays d'origine est traditionnellement peuplée de sorcières, d'elfes et de trolls cachés dans des forêts ensorcelées. Ces contes norvégiens sont de purs produits de l'imagination, toujours riches de symboles. Ils dépeignent les relations humaines dans un style flattant le goût du merveilleux. Roald Dahl a su dans son oeuvre utiliser avec brio le merveilleux et l'imaginaire de ces deux cultures. Ainsi, ce double héritage est particulièrement bien retranscrit dans Sacrées Sorcières où les récits et les légendes de la grand-mère norvégienne se lient harmonieusement aux traditions anglaises.

Cet auteur est aussi connu pour être sollicité par les enfants et non pas proposé par les parents. La recette de Roald Dahl pour intéresser les enfants est simple. Créateur d'envie et de plaisir, il utilise un appât auquel aucun enfant ne peut rester indifférent : la gourmandise. Et comme le disait Rousseau à propos des enfants : « Mille choses sont indifférentes au toucher, à l'ouïe, à la vue ; mais il n'y a presque rien d'indifférent au goût »5.

La gourmandise est cependant un sujet délicat à aborder, car il pèse sur elle de nombreux siècles de contestations à son sujet. Il convient donc d'expliquer l'évolution de ce comportement alimentaire au cours des siècles pour comprendre les connotations diverses qui pèsent sur ce trait de caractère. Durant des siècles, l'épée de Damoclès menace les hommes qui s'adonnent avec délectation aux plaisirs de la bonne chère. Longtemps réservée aux adultes, on comprend bien vite que la gourmandise est une affaire d'enfants. Seuls ces petits individus sont capables de l'apprécier dans toute sa dimension sans que celle-ci présente un aspect menaçant ou culpabilisant.

Dans l'oeuvre de Roald Dahl nous découvrons de nombreux aspects de cette gourmandise. Beaucoup d'enfants et d'adultes ont fantasmé sur les délicieuses friandises de Charlie et la chocolaterie, mais ce livre n'est pas le seul a nous ouvrir l'appétit. Charlie et la chocolaterie, Le Bon Gros Géant, Matilda et James et la grosse pêche6 ouvrent sur des mondes merveilleux et extraordinaires où la nourriture joue un rôle important, adoptant les formes les plus variées et les plus inattendues. La gourmandise de Roald Dahl jalonne indubitablement la vie des héros de ces quatre histoires. Elle apparaît et représente une gourmandise idéale et sans complexe pour les enfants. Au contraire de la rebutante gloutonnerie, elle évoque une forme sympathique et amusante de la collation qui peut être rapprochée de l'enfance. Goûter en savourant les plaisirs de la vie : voilà l'adage de Roald Dahl.

Les images et formes de la gourmandise chez Roald Dahl ont été illustrées par de nombreux artistes. Néanmoins, seul Quentin Blake peut aujourd'hui, après la mort de Roald Dahl, se revendiquer comme le plus proche de ses oeuvres par sa complémentarité avec l'auteur. Blake nous offre une deuxième lecture des livres en actualisant l'univers de l'écrivain. Il permet alors de donner vie aux personnages à travers un trait caractéristique tout en y ajoutant sa touche personnelle et en renforçant l'humour qui était si cher à son ami.



A retrouver pour la suite sur le mémoire de :



http://dahl-gourmandise.fr/

Si vous désirez citer des extraits de ce mémoire il vous suffit de copier l'extrait choisi et de mentionner l'origine de votre source en indiquant : "Crozier Camille, La gourmandise et l'oeuvre de Roald Dahl, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2006 [Disponible en ligne : www.dahl-gourmandise.fr]".