J’ai la chance de travailler dans un superbe bâtiment ancien. Les plafonds très hauts de l’édifice ont permis l’installation d’une mezzanine. C’est là que j’œuvre au quotidien.

La lumière m’arrive par une fenêtre partagée avec le bureau du dessous. L’ouverture est courbée par le haut et dépasse peu du sol. La vue donne sur une pelouse parfaitement entretenue. J’aperçois parfois un écureuil qui traverse le parking adjacent. Mon bureau est une grotte. La semaine de travail a été très ensoleillée mais je n’ai pas pu en profiter.

La peur de voir ce beau soleil disparaître au moment du week-end m’a hanté du lundi au vendredi.

Samedi commence ma semaine de corvée.  Nous nous sommes mis d’accord avec ma femme pour que je participe un peu aux tâches ménagères. Une semaine sur deux, je fais les emplettes et les repas.

C’est un piètre partage qui n’est pas en ma défaveur mais l’envie de sortir aujourd’hui est trop forte. La corvée de courses ressemble à une contrainte. Un monde fou m’empêche le passage.

C’est bientôt Noël l’ambiance des clients est heureuse. Je me fais une raison, je ne serais pas sorti pour midi. J’adopte le rythme mou des acheteurs, le déplacement apathique des consommateurs, le mouvement nonchalant des chalands. Tans pis pour ma sortie, tans pis pour mon samedi, je le passerais à cuisiner.

Le réveil sonne. C’est dimanche. Ma cuisine est prête. Il fait beau. Les prévisionnistes avaient raison c’est tant mieux. J’oublie de me raser. Dans mon jardin les oiseaux chantent. Ils se relaient en manège autour de graines déposées sur un banc. Un réflexe de chasseur, je vérifie le matériel. Le canon de l’objectif est monté. La lentille est nette. La gâchette est prête. Je me poste derrière un carreau, pousse le rideau. Le reflet du soleil m’empêche de tirer la photo. C’aurait été un gâchis, un massacre. Je prends le temps de petit-déjeuner.

Habillé chaudement, je descends dans ma cour, m’assois sur une marche. L’appareil photo m’accompagne. Les oiseaux sont partis. Je me blottis. Les yeux sont dans l’axe du manège. Je patiente. Cinq minutes, pas plus, et voici le rouge-gorge. C’est toujours lui le plus curieux. Je sais qu’il ouvre la marche à la mésange. Suivront ensuite les moineaux s’ils ne sont pas chassés par le merle arrivant du ras du sol. Le rouge-gorge se méfie. Il connait pourtant mon stratagème. Il monte sur une brindille, puis emprunte un chemin de plus en plus haut. Le voici sur le tilleul. Il lorgne sur les graines pendant que deux mésanges arrivent en fusées. La première se sert au distributeur à graines, la seconde la chasse et prend sa place.

Quelques photos prises le matin, c’est toujours ça.

Il me reste tout un après-midi après ce bon repas. Et oui, je ne cuisine pas si mal que ça.

Tout un après-midi, c’est bien dire car les jours sont les plus courts de l’année. A 17 heures le soleil ne sera plus présent. A seize la lumière ne sera plus très forte et le ciel sera rosé. La promenade sera de courte durée. Je ne dois pas trop m’éloigner.

Mon épouse n’est pas bien, elle préfère rester au domicile, se reposer.

Le temps est compté. J’ai déjà la veste sur le dos. La voiture démarre. Je vais près de Chepy, j’y ai repéré des oiseaux lors d’une promenade précédente. Chepy c’est dans la Marne. C’est un petit village sur l’ancienne route de Vitry-le-François.

Je m’arrête plus précisément au village qui le précède. Il me semble que l’endroit des oiseaux en est plus proche. J’emprunte le premier chemin de terre. Il vire à gauche puis revient vers le canal. Un dernier virage et je suis entouré de jardins grillagés. Partout des pancartes : « entrée interdite », « danger », « pièges », « si vous pénétrez dans cette propriété, c’est à vos risques et périls » ou plus simplement « terrain privé ». Le chemin continue et tourne encore. La voiture s’arrête devant une flaque. Pourrais-je traverser sans rester collé à la boue ? Je ne peux faire demi-tour. Je redeviens un enfant. Je n’ai pas envie de reculer, j’ai peur que les cow-boys des jardins interdits m’attrapent. La voiture doit passer.

Elle passe. Je continue mon chemin. L'indien est sauf.

Sur le bord de la route une meule de paille est en flamme. Elle se consume lentement. Son triste sort a été décidé par son propriétaire pour libérer la place qu’elle occupe. La paille n’est plus très fraiche et ne servira donc plus à rien.

J’arrête la voiture près du but. Je mets le sac de matériel sur le dos. J’attache l’appareil photo au monopode. Je marche un peu et rejoins un point d’eau. Elle est gelée. La fonte fait bruiter la glace. Un bruit proche de celui que font les grands arbres qui se frottent sous le vent. Dans les coins d’ombre il reste des cristaux de givre attachés aux herbes. Là où le soleil traverse, les cristaux sont des diamants. Il me faudrait emporter un objectif macro pour prendre de près ces pierres serties sur la végétation. C’est tellement beau.

Je continue ma promenade. Je ne suis pas seul sur ce terrain. Des amoureux se promènent au loin. Je longe un champ. Deux hérons s'éloignent. L'un deux déploie élégamment ses ailes. Plus loin ça bouge dans cette terre retournée, dans ces mottes glacées ou le gel fait son œuvre en cassant la masse de terre en petit morceau. Au printemps, les racines s’y enfonceront facile. Mes yeux fixent l’endroit ou la terre a bougé. Seules les tâches rouges de leurs têtes trahissent les poules faisanes. Sans l’habitude, on pourrait passer à un mètre sans les voir. Elles sont à vingt mètres et avancent à la queue-leu-leu en parcours rapides ponctués d’arrêt fréquents. Je ne suis pas venu pour elles. Je prends toutefois quelques photos. Lorsque je les croise, elles s’enfuient bruyamment. Je déclenche par réflexe. Si mon appareil était un fusil je les aurais tuées en leur tirant lâchement dans le dos.

Un petit virage à gauche me rapproche d’un étang. Deux cygnes dorment sur l’eau gelée. Les canards ne sont pas loin. L’un d’eux lève une patte pour la réchauffer.

L’endroit repéré il y a quelques semaines n’a plus la même allure, l’hiver est passé. La végétation est transparente. La Marne habituellement cachée ne l’est plus. La rive d’en face est même visible. En haut d’une cime un fringille supervise les lieux. Il s’agit d’un chardonneret. Trop éloigné pour une bonne photo. Pas d’endroit pour se cacher. Visible à des kilomètres, j’attends. Rien ne se passe.

Je comprends vite que je rentrerais bredouille alors je m’en prends au paysage. Je mitraille les lieux. Cette thématique n’est pas mon fort et le site où je suis n’est pas « charismatique ». Tans pis. Avec un beau cadre noir, je relèverais cette belle lumière, ce beau ciel bleu-blanc-rouge où des virgules de nuages sont tracées. Je prends aussi ces roseaux rouges. Puis j’essaie encore : ces labours, ces sillons sinueux et cette orée de bois. Je me sens guetté. Quelqu’un me regarde. Non, il ne s’agit pas de quelqu’un. Il s'agit d'un chevreuil, un mâle, un brocard sans doute. Le pelage brun roux de l’été est en train de se perdre pour le brun-gris de l’hiver. Une belle surprise. Il me ramène à ma voiture en traversant de petits bois. Je le suis. La lumière est trop faible, les photos ne seront que de bons souvenirs.

Rentré au domicile ma femme me demande si la sortie était bonne. Je réponds machinalement que non. La peur de décevoir sa décision de rester au chaud, peut être, car j'en pense tout le contraire.