Umberto Eco et le pressentiment de l'échec de la démocratie linguistique

Après le tout au multilinguisme dans les années 1980-2000, voilà que nous glissons vers le tout à l'anglais conformément au plan manigancé à Cambridge en 1961 par la Grande-Bretagne et les États-Unis afin d'influencer la politique à l'échelle planétaire, de formater les esprits, de les amener à penser, se conduire, consommer “à l'américaine“.

Après avoir imposé sa langue NATIONALE comme langue unique dans un nombre croissant de secteurs d'activités de cette création “Made by USA“ qu'est l'Union européenne — alors que les natifs anglophones ne représentent pas plus de 13% de la population de l'UE — la Grande-Bretagne pense à tourner les talons...

Le professeur Umberto Eco avait eu un pressentiment lors d'un entretien avec Franz-Olivier Giesbert publié dans "Le Figaro" (19 août 1993, p. 11) :
On ne fera jamais l'Europe si on ne tient pas compte du problème de la compréhension mutuelle. Quand des gens de trois ou quatre pays du Continent se rencontrent, il faut qu'ils puissent communiquer entre eux. Là-dessus on est tous très en retard. On enseigne les langues sans se soucier de leur importance dans le monde d'aujourd'hui.”

Lors du même entretien, il avait reconnu la nécessité d'arriver à un “plurilinguisme raisonnable“ : “Je pense qu’une langue « véhiculaire » est nécessaire, mais qu’en même temps il est nécessaire d’arriver à un plurilinguisme raisonnable. On ne peut pas passer son temps à apprendre toutes les langues, mais il faut acquérir une certaine sensibilité aux différents langages.“

Et il avait admis qu'une une autre voie était digne d'attention et d'examen : “Il pourrait s’avérer que demain, dans une Europe unie, chaque pays refusant que la langue véhiculaire soit celle de l’autre, on arrive à accepter l’idée d’une langue véhiculaire artificielle.

Mais l'Europe s'avère déjà être une caricature de la démocratie, de moins en moins unie...



Polyglotte, sémioticien (spécialiste de la signification et de la représentation des signes), auteur de romans à succès (“Le Nom de la rose“ — Prix Médicis, porté à l'écran —, “Le Pendule de Foucault“...) et d'ouvrages spécialisés (“Lą recherche de la langue parfaite“), professeur au Collège de France (1992-1993), Umberto Eco a reconnu ne pas avoir pris l'espéranto au sérieux avant d’être amené à l’étudier pour préparer un cours au Collège de France sur le thème “La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne“. Il en a fait un ouvrage publié à Paris en 1994 dans la collection "Faire l'Europe" des éditions du Seuil sous le titre “La recherche de la langue parfaite“ (448 p., traduit en diverses langues dont l'espéranto).

Plusieurs pages, de 366 à 380, sont consacrées à l'idée d'une Langue Internationale Auxiliaire (LIA) et en particulier à l’espéranto. Dans cet ouvrage, comme en diverses circonstances, il a reconnu une solution possible à travers les qualités de cette langue. Il a donc admis, en tant que scientifique sensible à la communication et non en tant que partisan, que cette langue doit être prise en considération dans la recherche d'une solution.

Cette “sensibilité aux différents langages“ si nécessaire évoquée par Umberto Eco ne peut être donnée avec une efficacité optimale que par une langue logique, accessible même aux élèves les moins doués, éveillant le goût de la découverte, favorisant la créativité et l'inventivité, familiarisant l'esprit à divers types de syntaxes, de structures (flexionnelles, agglutinantes, isolantes) et de constructions linguistiques (analytiques ou synthétiques).

Lors d’un entretien accordé à la revue “Esperanto” (janvier 1993), il avait répondu “Je dois dire que, dès que pour des raisons scientifiques, j’ai commencé à m’occuper un peu de l’espéranto, j’ai changé d’avis et adopté une attitude plus souple”, et aussi, à l'“Événement du Jeudi“ : “J'ai étudié la grammaire de l 'espéranto — ça ne veut pas dire que j'ai appris à le parler — et j'ai constaté que c'est une langue construite avec intelligence, et qui a une histoire très belle.


Lors d’une émission sur “Paris Première“, le 27 février 1996, il répondit à une question de Paul Amar qui lui parlait d’échec de l’espéranto, que l’on ne pouvait pas parler d’échec : “Du point de vue linguistique. C'est une langue très, très bien faite. Du point de vue linguistique, elle suit vraiment des critères d'économie et d'efficacité qui sont admirables. Tous les mouvements de langues internationales ont raté, et non l’espéranto qui continue de rassembler des quantités de gens à travers le monde, parce que derrière l’espéranto, il y a une idée, un idéal.

Il s'exprima aussi à l'occasion du 5ème Congrès International de Sémiotique, à Santiago de Compostelle, en Espagne :“Umberto Eco demande le soutien politique pour la diffusion de l'espéranto. Eco considère que l'espéranto pourrait devenir la langue véhiculaire mondiale s'il disposait d'un soutien politique.“ (“La Voz de Ganda“, 6 décembre 1992).

Il exprima aussi son avis propos de “L'homme qui a défié Babel“, la biographie du Dr Zamenhof coécrite par René Centassi, ancien rédacteur de l'AFP et Henri Masson, publiée en 1995 par les éditions Ramsay, Paris, puis L'Harmattan (2001, traduite et publiée par la suite en espéranto, coréen, espagnol, lituanien et tchèque) : “La meilleure biographie de Zamenhof. je la recommande à mes étudiants... J'espère que ce livre aura la diffusion qu'il mérite.

Et avec une note humoristique pour conclure : :
Voyez, on a enseigné l'espéranto à moitié, dans de très mauvaises conditions durant quelques décennies, et voici que des êtres humains s'aiment en espéranto.
On a enseigné le latin durant des siècles très intensivement, mais vous pouvez être certain que même un prêtre et une religieuse, s'ils font l'amour, ne l'utilisent pas dans une telle circonstance. Concluez vous-même!

(à la revue “L'esperanto“, Italie, n° 9/1993)

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Document en français (PDF) :
Istvan ERTL et François LO JACOMO — entretien avec Umberto Eco sur le thème
L'espéranto et le plurilinguisme de l'avenir